La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
Interdit à la reproduction payante.
Contenu
Djihadisme et Internet
Dans le sillage des massacres terribles du 13 novembre, qui ont visé les jeunes Parisiens, voici deux points de vue, liés aux thèmes développés par la Web-revue, et à méditer.
Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’islam contemporain, professeur à Sciences Po Paris (interview, Le Monde, 18 nov. 2014), parlant des recrues françaises au Daesh :
On continue de regarder comme un phénomène religieux ce qui n’est qu’un phénomène politique. Daesh est une secte. […] Son discours totalitaire ne peut prendre que chez ceux qui n’ont aucune culture musulmane. Plus vous aurez de culture religieuse, moins vous serez susceptible d’y adhérer. On est dans le monde de l’infra-religieux, de la sous-culture. À cela il faut ajouter la dimension apocalyptique de son discours, propre aux sectes, que l’on trouve sur Internet. C’est le domaine de la superstition. Cela ne peut attirer que les enfants de Facebook et des jeux vidéo. […] Ce qui fait qu’aujourd’hui, il n’y a plus aucun profil type du djihadiste. C’est une juxtaposition de différentes catégories – familles athées, catholiques, musulmanes, désunies, unies, insérées ou désocialisées, de banlieue ou de province…
Dounia Bouzar, ancienne éducatrice, anthropologue des faits religieux, mandatée par le ministère de l’Intérieur pour la « déradicalisation » d’anciens djihadistes français, au micro de France Culture (« Culture Matin »), le 16 nov. 2015 (transcription légèrement modifiée pour la lisibilité) :
Ce n’est pas la propagande de Daech qui va toucher [directement] des jeunes de la classe moyenne, souvent de référence catholique ou athée. […] Les premiers pas partent de très loin. Vous avez des jeunes qui rentrent dans la paranoïa en ouvrant des vidéos sur la malbouffe ou sur l’histoire politique qui sont finalement prises dans l’ensemble de liens YouTube, où on leur dit que tous les adultes leur mentent sur ce qu’ils mangent ou sur la façon dont ils se soignent, les médicaments, les vaccins, des choses si anodines que vous et moi pourrions les regarder. Mais très vite, entre malbouffe et Nutella, et les Illuminati et les complotistes, vous avez huit clics YouTube, on vous dit […] que c’est un complot, les sionistes maîtrisent le monde […], et que tous ceux autour de vous sont soit endormis par ces sociétés complotistes, sionistes, franc-maçonnes ou illuminatistes, soit complices avec elles. Et la grille paranoïaque se met en place, et ce sont les premiers basculements dans l’embrigadement. Le jeune se coupe de tous les adultes qui participent à sa socialisation, les enseignants vont être pris pour des gens payés pour empêcher de voir le déclin de cette société.
Bien entendu, il ne s’agit pas d’incriminer Internet en tant que médium (car on y trouve aussi la web-revue !), mais d’épingler une certaine sous-culture, ou demi-culture qui sévit sur le web en l’absence de médiateurs professionnels, pour le meilleur, et (hélas) pour le pire, car les vidéos antisémites de Dieudonné, et de son complice Alain Soral y font un tabac. La question de l’influence des médias (et Internet en est un) est extrêmement complexe, et n’admet pas d’explications mécanistes. Mais dans l’esprit critique qui est le nôtre, il faut néanmoins s’interroger sur le rôle joué par les industries culturelles dans la mise en place bien en amont d’un terreau paranoïaque, méfiant de tout, cynique, nihiliste, narcissique ; non plus conformiste comme dans la critique classique de la Kulturindustrie d’Adorno et de Horkheimer, mais excessif par rapport aux normes et valeurs déjà individualistes de la société actuelle, laquelle se trouve en tension croissante avec la logique du capital. Les rapports sociaux sont tendanciellement réduits à des rapports marchands (le travail et la consommation comme horizon de l’existence), et à ce titre dénués de sens.
S’ouvre alors un espace grandissant pour une demi-culture qui témoigne d’une grande confusion politique (le discours soi-disant « antisystème »). En ce qui concerne les séries télévisées américaines que j’ai étudiées depuis les années 1980, force est de constater qu’une toile de fond paranoïaque s’installe depuis le début des années des 2000 (24 heures chrono), et même avant (X-Files, années 1990, et à sa manière Deux flics à Miami, années 1980). Mention spéciale pour la série actuelle Stalker, qui met en scène un monde de prédateurs (hommes) et de proies (femmes). Les représentants de l’ordre y sont condamnés à réagir de manière désespérée et souvent futile, en l’absence de projet de société positif. La devise « ne faites confiance à personne » est devenue une quasi-évidence régulant idéalement tout échange avec autrui. Il va sans dire qu’aucune société, et au-delà, aucune économie de marché ne peuvent se maintenir sur des bases pareilles.
Star Wars explose les records de billetterie avant sa sortie ; le marketing déballage
Les sites de billetterie aux États-Unis affichent un trafic sans précédent pour l’épisode VII de la saga (The Force awakens de J. J. Abrams, en 3D), qui sortira le 18 décembre (le 16 décembre en France). Les salles de cinéma ne cessent d’ajouter de nouvelles séances. Disney a acheté les droits de la franchise en 2012 pour 4 milliards de dollars, et sa machine marketing ne manque pas de savoir-faire. Selon le site Fandango, les préventes de billets sont huit fois plus importantes que lors du précédent record établi par Hunger Games en 2012. Selon le site Movietickets.com, Le reveil de la force a représenté 95% de son trafic le premier jour de la mise en vente le 19 octobre. Sortie le même jour, la bande-annonce avait déjà été visionnée plus de 24 millions de fois sur les réseaux sociaux deux jours après. Un spécialiste dans le box-office américain prévoit 150 à 200 millions de dollars de recettes en Amérique du Nord pour le premier week-end, et plus de 600 millions dans le monde, ce qui battrait le record établi cette année par Jurassic World (524 millions). Sur la durée, on prévoit qu’il rejoindra Avatar et Titanic, seuls films à avoir dépassé la barre de 2 milliards de dollars.
Bien évidemment, ce n’est pas par hasard que le film sort juste avant Noël, s’agissant d’une chaîne de valeur qui comporte de nombreux produits dérivés, notamment des jouets et des jeux vidéo. Disney a décidé d’axer sa campagne de marketing – une première – sur un phénomène déjà répandu sur le Web : les vidéos amateurs de déballage (unboxing) dans lesquelles on voit des gens retirer des produits de leur emballage. Les professionnels du marketing regardent émerger ce phénomène bizarre, et s’interrogent. En décembre 2014, Google a fait savoir que des visionnages de vidéos de déballage avaient augmenté de 57% en 2014. Le bureau d’analyse californien Tubular a calculé à la même époque que ce genre de vidéo avait généré 11,3 milliards de visionnages. Selon le New York Times, 18 des 100 chaînes les plus regardées sur YouTube sont consacrées aux vidéos de déballage.
Ces vidéos, qui ont débuté avec des gadgets électroniques, permettraient dans un premier temps de vérifier que le produit existe réellement, au-delà de la publicité. Ensuite, il s’agirait de calmer l’impatience du consommateur névrosé (pléonasme ?), qui peut voir le produit sortir de sa boîte avant qu’il ne soit disponible chez lui. Selon Google, 62% des internautes regardent une vidéo de déballage avant de passer à l’achat. Disney a mis à contribution Maker Studios, le créateur de chaînes YouTube qu’il a racheté pour 500 millions de dollars en 2014, pour produire des vidéos « professionnelles » (mais pas trop !) de déballage des jouets Star Wars, adressées cette fois-ci aux enfants.
Sources : Les Échos, 21 oct. 2015 ; 1 sept. 2015.
L’éditeur de jeux vidéo Ubisoft cherche à se protéger contre une éventuelle OPA de Vivendi
Le 4 novembre, Ubisoft a annoncé ses résultats financiers pour le premier semestre 2015 : 207,3 millions d’euros, en recul de 57% par rapport au premier semestre 2014, soit une perte de 65,7 millions d’euros par rapport à un bénéfice de 17,5 millions en 2014. Cette apparente contre-performance était prévisible dans un secteur rythmé par des lancements espacés. Le dernier jeu majeur d’Ubisoft, Watch Dogs, date de 2014. La période de Noël risque d’être décisive, car le dernier épisode de la franchise Assassin’s Creed, dont le lancement a été plusieurs fois repoussé et dont la réception critique a été plus que mitigée, s’est mal vendu. On espère néanmoins un frémissement en 2016. Mais ce qui inquiète Ubisoft le plus, ce sont les intentions du groupe Vivendi (dirigé par Vincent Bolloré), qui a fait une entrée non sollicitée à son capital en octobre, d’abord à 6%, ensuite à 10%, légèrement plus que la part de la famille d’Yves Guillemot, PDG et fondateur. Face au refus d’Ubisoft de discuter l’idée de signature d’un pacte d’actionnaires, assorti de sièges (minoritaires) au conseil d’administration et d’accords de distribution, Vivendi n’exclut plus la possibilité d’une OPA hostile pour en prendre le contrôle.
En parallèle, la direction d’Ubisoft envisage de trouver un partenaire « chevalier blanc » pour entrer au capital afin de résister au groupe Vivendi (Canal +, Havas, Daily Motion, Telecom Italia (manœuvres en cours), Telefonica…). L’entreprise a donc mandaté les banques d’affaires Lazard et J.P. Morgan pour mener à bien cette mission, « pour que cela booste les profits de la compagnie et que cela soit positif pour les actionnaires ».
Chacun affûte sa stratégie de communication à destination des actionnaires, et des médias. Du côté de Vivendi, on met en avant ses débouchés de distribution, le fait qu’un éventuel chevalier blanc (américain ?) risque de compromettre l’indépendance d’Ubisoft de toute façon, et qu’au moins Vivendi a le mérite d’être français. Invité à l’émission de radio « Les Matins » (France Culture) le 29 octobre, le conseiller financier Alain Minc, proche de Bolloré, a demandé aux journalistes de laisser celui-ci tranquille, en raison de la petite taille de Vivendi face aux entreprises américaines comme Facebook, Google, Apple etc. Tout est relatif dans le monde des grands fauves.
Du côté d’Ubisoft, on insiste sur sa connaissance du métier, sa bonne gestion des licences, et sur ses projets de développement au-delà du jeu vidéo, notamment dans le cinéma. On avance aussi un argument que je trouve intéressant : l’idée d’une « exception culturelle » dans la production de jeux vidéo, qui ne serait pas assimilables dans des groupes du divertissement général. Ubisoft en veut pour preuve (entre autres) l’échec du rachat d’Atari par Warner dans les années 1970, et la prise de participation en 1999 de Bernard Arnault dans l’éditeur de jeux français Cyro Interactive, qui a fait faillite en 2002. Il y aurait donc une incompatibilité de culture entre une entreprise dédiée aux jeux vidéo et un groupe multimédia qui débouche fatalement sur le départ des créatifs. Fuite de créativité, de rentabilité, ou des deux ?
Source : Le Monde, 6 nov. 2015, supplément Économie et Entreprise, p. 8.
L’Amérique latine sous le charme de feuilletons turcs
Achetée à un faible prix en 2014 par la chaîne chilienne Mega, et programmée dans un premier temps au milieu de la nuit, la « telenovela » turque Mille et une nuits a finalement remporté un vif succès, poussant la chaîne à acquérir d’autres feuilletons turcs, notamment Fatmagül, qui raconte l’histoire d’une femme, violée par trois inconnus, et obligée pour l’honneur de se marier avec Kerim, l’un des hommes présents, dont elle finit par tomber amoureuse. On est bien dans le monde de la telenovela avec son lot de drames et d’injustices. Intrigués par le phénomène, l’Argentine, la Colombie, l’Uruguay, l’Équateur, le Mexique et le Pérou ont également programmé Mille et une nuits et Fatmagül avec le même succès, évinçant du coup les productions mexicaines et brésiliennes qui avaient dominé jusque-là. Selon le scénariste péruvien Eduardo Adrianzen, les feuilletons turcs plaisent au public des telenovelas traditionnelles, car ce sont « des mélodrames qui n’ont pas peur de s’appuyer sur des histoires d’amour débordant de sentiments […] Les hommes sont très masculins, or les comportements machistes fonctionnent bien ici. Bien que la société représentée soit musulmane, elle ressemble à celle, catholique, de la région, où pèsent les traditions et la religion ». Il souligne également la qualité technique supérieure de la production.
Le succès des feuilletons turcs intervient dans un contexte qui voit les telenovelas mexicains, argentins et chiliens en perte de vitesse. On leur reproche en partie de s’être trop enfermés dans l’univers violent du narcotrafic. Quant aux telenovelas brésiliennes, elles sont accusées au Brésil même d’être trop sophistiquées, trop éloignées des préoccupations des téléspectateurs. De l’avis d’Eduardo Adrianzen : « À force de vouloir concurrencer d’autres genres comme le policier ou la comédie, beaucoup ont oublié que la base des telenovelas était l’histoire d’amour ». Au Pérou, réputé non pas pour ses telenovelas, mais pour ses comédies, « les telenovelas turques ont pris la place de la production locale », selon Michel Gomez, réalisateur et producteur français installé à Lima. Regrette-t-il : « Les chaînes ont décidé de ne pas produire, car acheter des produits finis turcs leur coûte dans les 4000 dollars par épisode, ce qui est bien plus rentable que financer une production locale qui demande quelque 20 000 dollars par épisode ». Il pense toutefois que la mode des telenovelas turques ne durera pas. À voir…
Source : Le Monde, 8-9 nov. 2015, p. 24 (Chrystelle Barbier).
Lire Julien Paris, « Succès et déboires des séries turques à l’international. Une influence remise en question », Hérodote, 148, 2013, pp. 156-70 ; Erika Thomas, « Les telenovelas : une passion brésilienne », Ina Global, mars 2011 ; Armand et Michèle Mattelart, Le Carnaval des images : la fiction brésilienne, La Documentation française, 1987.
Apple veut rattraper Microsoft et Google en matière d’intelligence artificielle
Tous les ans depuis 2007, en novembre avant les fêtes, Apple dévoile son nouveau iPhone, ou bien en modèle totalement renouvelé (les années paires), ou bien en version améliorée (les années impaires). Ainsi le chiffre d’affaires d’Apple est passé de 24,6 milliards $ en 2007 à 182,8 milliards $ en 2014 ; le poids des ventes d’iPhones dans la même période est passé de 0,6 milliards $ (2% du total) à 122,9 milliards $ en 2015 (exercice non terminé : 67% du total, une augmentation de 57% par rapport à 2014). Apple est donc de plus en plus dépendante de son produit phare, alors que les ventes de ses nouveaux produits, la montre « intelligente », le paiement sans contact, et son bouquet de télévision se sont avérées décevantes. Le consensus qui se dégage chez les analystes financiers est assez pessimiste ; le marché approchant la saturation, la croissance des ventes des iPhones devrait décélérer, car la santé de l’économie chinoise (croissance moins forte), cruciale pour l’avenir d’Apple, inquiètent les marchés.
C’est dans ce contexte qu’Apple cherche à se renforcer dans l’intelligence artificielle, nouvelle frontière. Selon l’agence Reuters, Apple souhaiteraient recruter 86 jeunes scientifiques avec des compétences en « machine learning », afin que le fonctionnement de l’iPhone puisse proposer du sur-mesure à l’utilisateur.
Lors du lancement de l’assistant vocal Siri en 2011, Apple a fait figure de pionnier, mais depuis, Google et Microsoft proposent des versions beaucoup plus puissantes. Avec Windows 10, Microsoft a donné le coup d’envoi à Cortana, qui peut « discuter » avec l’utilisateur. Google Now, service disponible sur Android, fait des recommandations à partir des données fournies par les utilisateurs à leur insu, dans leurs courriels par exemple. En 2014, Google a racheté pour 500 millions de dollars la start-up britannique DeepMind, qui a développé une application capable de jouer à 49 jeux vidéo (assez simples, certes) sans programmation préalable, en se basant sur le fonctionnement du cerveau humain.
Apple s’emploie donc à rattraper son retard. Mais elle a fait de la protection de la vie privée un impératif absolu ; contrairement à ses concurrents, elle s’interdit de verser des informations concernant ses clients dans le cloud, se privant de la possibilité de revendre ses données de masse, et d’améliorer ses services « sur mesure ». Une position assumée, du moins pour l’instant, mais probablement intenable.
Sources : « Apple tente de soutenir une croissance hors norme avec plusieurs nouveautés » (Lucie Robequain) ; « L’intelligence artificielle pour mieux comprendre le consommateur » (Sandrine Cassini), Les Échos, 10 sept. 2015, p. 21.
Le « machine learning » (apprentissage automatique) est un enjeu majeur pour la Silicon Valley
Et si l’on disposait d’une application qui répondait pour vous à vos courriels ? C’est une piste de travail sérieuse chez Google. En novembre, a été lancé un outil de suggestion de réponses, Smart Reply, qui analyse les messages reçus et propose trois débuts de réponses adaptées : j’arrive, je m’en occupe, très drôle. Anecdotique peut-être, mais derrière cet exemple se trouve une révolution qui n’est qu’à ses débuts, celle de l’apprentissage automatique, un programme informatique qui apprend tout seul, autrement dit une forme d’intelligence artificielle.
Il s’agit d’une rupture dans la pratique des ingénieurs qui, au lieu d’écrire des dizaines de milliers de lignes de code pour tenter de prévoir tous les scénarios possibles, ont bâti un algorithme capable de trouver tout seul les réponses à proposer en fonction des mots trouvés dans le message reçu, après avoir abreuvé des millions d’échanges. Petit à petit, phrase après phrase analysée, le programme est devenu « intelligent ». C’est la même logique d’autocorrection permanente qui gouverne les filtres antispam, ainsi que les recommandations de vidéos à regarder ou des produits à acheter (YouTube, Amazon).
Cette approche était déjà théorisée dans les années 1980, mais les ordinateurs d’alors n’étaient pas assez puissants pour la mettre en pratique. Désormais, les entreprises de la Silicon Valley disposent de la puissance informatique nécessaire et d’un nombre gigantesque de données (big data). Près de 1200 projets de machine learning sont en cours de développement à Google, contre 100 il y a deux ans. Facebook, Apple (voir ci-dessus), Microsoft, Amazon et IBM sont aussi impliqués dans ce domaine de recherche, appelé aussi le « deep learning » (voir Actualités #33). Selon Geoffrey Hinton, spécialiste de la recherche sur les réseaux neuronaux artificiels, débauché par Google en 2013 : « Le chemin récemment parcouru est impressionnant. Il y a encore cinq ans, nous pensions que le point atteint aujourd’hui ne le serait que dans de très nombreuses années ».
La même technique sert aussi à l’amélioration de la traduction automatique, et de la reconnaissance vocale, notamment pour résoudre le problème des accents, régionaux ou (plus difficilement) étrangers. « Pendant des années, nous étions bloqués à un palier de 70% de mots reconnus. Puis d’un coup, nous avons réalisé un véritable bond en avant », dit Alex Lebrun (Facebook), spécialiste des interfaces vocales. Au-delà, le machine learning doit permettre de créer des produits jusqu’ici inconcevables. Chez Google, il s’agit d’un nouveau service de stockage de photos duquel il sera possible d’effectuer des recherches thématiques, et officieusement, le projet de voiture sans conducteur. Chez Facebook, il s’agit d’un assistant personnel qui pourrait commander un repas, réserver un billet d’avion, décommander un rendez-vous, bref un domestique virtuel. On ne parle pas de services moins vertueux…
Au-delà encore, le machine learning peut s’appliquer à la robotique. Dans un rapport publié en novembre, les analystes de Merrill Lynch-Bank of America pensent que la moitié des emplois aux États-Unis pourraient être remplacés par des robots au cours des vingt prochaines années. « Nous aurons des robots dans nos maisons effectuant les tâches domestiques. De nombreux emplois vont changer ou disparaître. Et peut-être qu’un jour plus personne n’aura besoin de travailler », dit Pedro Domingos, professeur d’informatique à l’université de Washington à Seattle.
L’éventualité à long terme de programmes pouvant en créer d’autres capables d’apprendre, sans passer par des ingénieurs humains, suscite quelques inquiétudes. Pour Pedro Domingos, il s’agit de « craintes très exagérées, influencées par Hollywood. Peu d’experts considèrent un scénario à la Terminator, où les robots prendraient le contrôle sur l’humanité, comme une hypothèse sérieuse. Le problème vient du fait que les gens confondent l’intelligence artificielle à l’intelligence humaine. Un ordinateur peut résoudre des problèmes, mais il n’a pas la personnalité, la conscience, les émotions qui nous rendent humains ». Lui-même admet, cependant, qu’il pourrait être possible un jour de concevoir une intelligence capable d’apprendre cela, car dans un sens, c’est ce vers quoi tendent les programmes en cours.
En fait, les inquiétudes sont réelles du côté de certains scientifiques et industriels. Ainsi le célèbre physicien britannique Stephen Hawking (interview à la BBC, fin 2014) :
Une intelligence artificielle très poussée sera excellente pour accomplir ses objectifs. Mais si ces objectifs ne sont pas les mêmes que les nôtres, nous aurons alors des problèmes. Les humains, qui sont limités par leur lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser. Cela pourrait être la fin de la race humaine.
Ainsi, Bill Gates, fondateur de Microsoft (début 2015) :
D’abord, les machines pourraient accomplir de nombreux travaux sans être très intelligentes. Cela pourrait être positif. Mais quelques décennies plus tard, cette intelligence pourrait devenir assez forte pour causer des soucis.
Enfin, Elon Musk (Tesla, Space X), lors d’une conférence à MIT, octobre 2015 :
Il s’agit de notre plus importante menace existentielle. Il faudrait mettre en place une surveillance réglementaire, peut-être au niveau international, pour être certain que nous ne faisons pas quelque chose de très stupide.
Ces propos, qui s’alignent sur certains films et séries catastrophistes, valent ce qu’ils valent, et comportent sûrement leur lot de spéculations naïves, et de fantasmes masochistes. Une des projections avancées par l’informaticien Domingos ignore singulièrement la dynamique du capitalisme : la fin du travail serait aussi la fin de la plus-value. La question de l’intelligence artificielle est loin d’avoir été saisie à sa juste mesure par le courant critique que nous défendons dans la Web-revue (notamment en ce qui concerne l’avenir des industries culturelles).
Source : « Silicon Valley se convertit au machine learning » (Jérôme Marin), Le Monde, 13 nov. 2015, Économie et Entreprise, p. 2.
Voir aussi Actualités #28, février 2015 (sur le transhumanisme).
Lire les autres articles de la rubrique.
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)