Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles du côté des professionnels de la publicité et du marketing, véritables « intellectuels organiques » au sens d’Antonio Gramsci. Bien que totalement intégrés dans un système économique organisé autour de la maximisation des bénéfices du capital privé, ces professionnels sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » intéressants dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
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Les changements de rapports de force dans le journalisme aujourd’hui
Question : combien de changements de rapports de force décelez-vous dans cette brève de Reuters ?
« AllThingsD, le blog sur les nouvelles technologies géré par Kara Swisher et Walt Mossberg, a entamé des discussions avec son propriétaire News Corp sur l’avenir de leur partenariat, d’après des sources au courant de la situation. Ces sources ont indiqué que le site est l’objet d’un intérêt important de la part d’acheteurs potentiels en parallèle à ses négociations avec News Corp… Bien que reconnus comme l’invention de Swisher et de Mossberg, le site et son nom sont la propriété de News Corp. Mais selon les sources, d’après des clauses dans leur contrat, Swisher et Mossberg ont les droits d’approbation sur toute vente. »
Le spécialiste du web-journalisme Jay Rosen en compte cinq dont certains qui couvent depuis quelques années.
Les écrivains ont pris l’ascendant sur les éditeurs. Pas totalement, mais relativement. Ce sont Swisher et Mossberg qui possèdent la franchise, pas le propriétaire News Corp. Le site se nourrit de leurs talents de reporters, d’intervieweurs, de critiques et parfois de créateurs de nouvelles. Dans un article récent pour le Financial Times (15/2/2013), Robert Cottrell, directeur du site « The Browser », affirme : « Pensez à l’époque où la presse dominait. L’unité de consommation n’était ni l’article, ni l’écrivain, mais la publication qu’on achetait dans l’espoir de trouver de bons articles. L’éditeur était le garant de la qualité de l’ensemble. Les écrivains professionnels attachent toujours de la valeur aux éditeurs en ligne, pas tant en garants de qualité, mais parce qu’ils peuvent payer, ou du moins assurer qu’un article sera lu. Les lecteurs, en revanche, ont moins besoin d’éditeurs. De plus en plus, les articles se détachent des lieux de première publication pour vivre leur propre vie sur l’internet, transmis d’un lecteur à un autre. » Il existe désormais un bouton marqué « publier ». L’internet permet ce que faisaient autrefois les éditeurs : apporter le produit au lecteur.
Des modes changeants de rareté. Les informations sur la technologie ne sont pas rares ; les moyens pour les distribuer non plus. Le capital nécessaire n’est pas très élevé. Ce qui est rare, ce sont les nouvelles réelles, ainsi que le talent et l’expérience pour les exploiter. Ce qui compte, selon Rosen, c’est l’expertise de Swisher et Mossberg, pas le fait qu’ils opèrent sous la bannière de Dow Jones, filiale de News Corp. Même un jeune de 19 ans peut gagner de l’argent s’il possède le talent (rare) d’intéresser des gens à ses posts.
L’économie de la présence humaine. AllThingsD(igital) a commencé en 2003 en tant que colloque professionnel. Créé au début pour ceux qui ne pouvaient pas y assister, le site est devenu une source de nouvelles et d’opinions à un rythme quotidien. Mais le colloque reste toujours « l’âme » de l’entreprise : les professionnels sont prêts à payer cher pour avoir l’occasion de voir, par exemple, Tim Cook, PDG d’Apple, improviser sur scène en réponse aux questions expertes de Swisher et de Mossberg. C’est leur présence qui compte, pas les discours, les panels ou les présentations ; le seul fait d’être interviewé par eux, c’est la preuve que vous êtes quelqu’un d’important. The Atlantic, The Economist, The New York Times, The Washington Post et d’autres journaux essayent d’intégrer de l’événementiel dans leur plan d’affaires.
L’importance d’avoir un point de vue (« voice »). Kara Swisher vous taillera en lambeaux sur Twitter si vous la défiez ; très bien informée, spirituelle et sarcastique, elle réagit très rapidement [son nom évoque en anglais le sifflement du fouet, DB]. Plus expérimenté, Walt Mossberg est un sage, faisant partie de la mémoire institutionnelle des nouvelles technologies ; il a tout vu et ne se laisse pas influencer facilement. Ces personas font partie intégrante de ce qu’ils ont à vendre. La déclaration déontologique (ethics statement) de Mossberg prétend que « je ne suis pas un reporter objectif, et je ne couvre pas les affaires des sociétés de technologie. Je suis un chroniqueur subjectif, un critique des produits de consommation et un commentateur sur des questions concernant la technologie ». La déclaration de Swisher : « Alors que j’ai toujours l’intention de révéler des nouvelles sur ce site, je ferai des commentaires subjectifs sur les stratégies des sociétés de technologies et les problèmes attenants ». Pour Rosen, leur valeur réside en leur subjectivité bien informée.
L’émergence d’un journalisme niche. Il ne s’agit plus de traiter « tout ce qui pourrait intéresser le public » (all things newsy), ni « tout ce qui touche au monde d’affaires » (all things business). L’entreprise de Swisher et de Mossberg est bâtie sur le concept « technologie numérique rencontre consumérisme capitaliste » (digital technology meets consumer capitalism). Pour Rosen, c’est la logique même du journalisme niche. Il cite l’essayiste Nicholas Carr (« The Great Unbundling: newspapers and the Net », britannica.com/blogs/2008/04) : « Un journal imprimé fournit une variété de contenus – des histoires locales, nationales et internationales, des analyses, des bandes dessinées, des annonces des entreprises et des particuliers ; le tout emballé dans un produit unique. On s’abonne au produit, ou on l’achète au kiosque, et les annonceurs cherchent à attirer l’attention du lecteur alors qu’il parcourt les pages. Le but de l’éditeur, c’est de rendre le produit aussi attractif que possible, et pour les lecteurs, et pour les annonceurs, dans la mesure du possible. Ce qui compte, c’est le journal dans l’ensemble qui, en tant que produit, vaut plus que la somme de ses parties. Mais quand un journal se déplace en ligne, le package se défait. Les lecteurs ne parcourent plus un mélange de nouvelles et d’annonces publicitaires. Ils vont directement à ce qui les intéresse, à l’exclusion du reste. »
Commentaire du rédacteur. Jay Rosen (né en 1956), auteur de ce blog (http://pressthink.org), est professeur de journalisme à New York University et un partisan de longue date du « public journalism » (journalisme citoyen). L’absence de note critique dans la présentation du site de Swisher et Mossberg est symptomatique du fourvoiement de ce mouvement, victime peut-être de son engouement excessif pour le web-journalisme. D’autres (en commençant par le correspondant de la web-revue à New York) seraient plus cinglants à l’égard de Rosen. Le journalisme dont il parle ne concerne qu’une infime minorité qui travaille dans « le journalisme niche », où le journaliste (désormais en ligne) se met au service du « consumérisme capitaliste ». En réponse à un commentaire, Rosen concède que la tendance qu’il décrit n’aide en rien le (pauvre) journaliste qui couvre les faits divers, le politique local, etc.
Le site de Swisher et Mossberg a une valeur marchande certaine pour ses annonceurs et ses sponsors ; ce qu’il apporte aux informations techniques fournies, c’est une « subjectivité » en valeur ajoutée, de même à drainer un public conséquent. En d’autres termes, Swisher et Mossberg ont réussi à trouver des « éléments de communication » (expertise certaine, mais surtout un style critique, sarcastique, impertinent) qui leur permettent de jouer à plein le rôle de médiateurs entre fabricants et consommateurs. Les deux gagnent, d’après un commentaire sur le site, dans les 500 000 $ annuellement, salaire exceptionnel dans une profession sinistrée. La clé réside dans l’évocation du « jeune de 19 ans qui gagne de l’argent ». Il s’agit en fait de Mark Gurman qui intervient sur le site 9to5Mac et attire suffisamment d’annonceurs sur l’espace qui lui est dédié pour gagner plus de 100 000 $ annuellement (selon son patron), pas mal pour un travail à mi-temps ; son talent consiste en la découverte d’un style personnel susceptible d’intéresser ses pairs, le tout au service de la maison Apple.
Source : Jay Rosen, « Some shifts in power visible in journalism today », pressthink.org, posté en février 2013.
La criminalisation de la dissidence numérique
Alors que l’internet devient de plus en plus un espace dominé par les sociétés à but lucratif, la fonction répressive de l’État fédéral américain n’est pas en reste. Attendant son procès criminel sur treize accusations pour diverses activités contre le monopole abusif de la propriété intellectuelle (entre autres choses, la mise à disposition gratuite des articles de recherche universitaires archivés, mais payants sur JSTOR), Aaron Swartz (1986-2013), informaticien de génie, inventeur du fil RSS et un des fondateurs du « Creative Commons », s’est pendu dans son appartement à New York en janvier. Il risquait 35 ans en prison. Ce cas et d’autres font partie d’une expansion agressive de la loi concernant l’utilisation « illégale » des ordinateurs vers une conception englobante de « cyberterrorisme » ; ce, dans le sillage de la panique provoquée par l’affaire « Wikileaks » et par les activités du groupe de hackers « Anonymous ». Le Computer Fraud and Abuse Act (CFAA) a été amendé cinq fois ces dernières années : désormais « accéder à un ordinateur protégé sans autorisation » est un crime fédéral. Le terme « ordinateur protégé » comprend tout ordinateur appartenant au gouvernement ou à une société privée, même en dehors des États-Unis. « Autorisation » comprend tout usage d’un site, réseau ou ordinateur qui va à l’encontre de l’intérêt, de l’agenda ou des obligations contractuelles d’une entité publique ou privée ; toute violation des conditions d’utilisation acceptable, de service, ou des accords contractuels est criminalisée.
La loi est devenue si ambiguë que des millions d’utilisateurs d’ordinateurs sont des criminels potentiels. En fait, la décision de poursuivre tel individu semble motivée par des raisons exclusivement politiques. Swartz, par exemple, a écrit un « Guerilla Open Access Manifesto ». Le Congress a introduit l’année dernière un projet de loi contre les hackers, doublant la peine prévue à des périodes de prison similaires à celles imposées dans les cas graves de trafic de drogue. Le but est clairement de dissuader les « hackivistes », même quand il ne s’agit pas d’atteintes à la sécurité nationale. Actuellement, Jeremy Hammond (accusé d’être lié au groupe Anonymous) attend en prison son procès sur des accusations multiples de fraude par ordinateur en bande organisée. Il risque une peine de prison entre 30 ans et la perpétuité. On peut toujours débattre sur leur engagement libertaire, et sur le bienfondé de leurs actions, mais ni Swartz ni Hammond n’a agi pour autre chose qu’une certaine idée du bien commun (dévoilement de la corruption systématique, que ce soit dans les institutions publiques ou privées).
Commentaire. Le temps où l’internet était prioritairement un lieu d’expression libre et de mise en commun s’éloigne. L’entrée en force de l’appareil répressif d’État pour protéger non seulement ses propres intérêts, mais aussi ceux des grandes sociétés privées est de mauvais augure. Plus que jamais, dans l’ère numérique, la notion de propriété intellectuelle devient une question politique de première importance.
Source : http://revolution-news.com (FreeHammond.org ; facebook.com/supporthammond).
YouTube va introduire des abonnements payants au printemps
Un nouveau chapitre dans la vidéo en ligne commence. YouTube va lancer des abonnements pour des chaînes sur sa plateforme afin de faire venir des producteurs, de l’argent publicitaire et des audiences. À cette fin, elle a demandé à un petit groupe de producteurs de soumettre des projets de chaîne qui coûteraient entre 1 $ et 5 $ par mois aux abonnés. Elle réfléchit aussi aux possibilités de faire payer l’accès aux archives et aux événements en direct, ainsi que des émissions de conseils financiers ou de self-help. Il y a un an, au colloque professionnel organisé par AllThingsD, le président de YouTube, Salar Kamangar, a parlé de la possibilité de persuader des chaînes câble de deuxième ou de troisième niveau, en grande difficulté à la télévision, de venir sur YouTube, moins cher et donc plus adapté aux audiences niche. Cette stratégie serait impossible sans un système d’abonnements. On anticipe environ 25 chaînes YouTube au lancement. Les revenus des abonnements seront partagés 45-55 entre la chaîne et YouTube, et les partenaires pourraient aussi insérer de la publicité dans leurs chaînes. Au début, ce sera une expérience ; il n’est pas clair pour l’instant si le public, habitué à la gratuité du site, soit prêt à payer pour avoir accès à certains contenus diffusés par YouTube.
Source : « Advertising Age », janv. 29, 2013.
« Produire des séries longues, incarnées »
Venu du monde de la presse (Le Monde, Télérama) et rompu au numérique, Bruno Patino, 48 ans, vient d’être nommé directeur général délégué aux programmes, aux antennes et aux développements numériques de France Télévisions dans un contexte financier difficile (le groupe a 130 millions € d’économies à faire à la suite de réductions budgétaires et des recettes publicitaires en chute libre). Le contexte est aussi politiquement difficile ; en décembre, le ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, a publiquement réclamé au président Rémy Pflimlin, nommé par Sarkozy, « un plan stratégique avec des missions de service public qui soient claires ».
Réaction d’Emmanuel Daucé, producteur d’Un Village français :
Ce que j’attends de Bruno Patino, c’est qu’il ait une politique assez volontaire de production de séries longues centrées sur des points de vue d’auteurs très forts, comme Un Village français, que nous produisons chez Tetra Media, mais aussi comme Dr House. Tout mettre en œuvre pour avoir des univers forts, des séries incarnées, avec une chaîne qui fait tout pour les promouvoir. Créer des marques de télévision, des séries longues qui forment un lien avec le public, et de gros plans de communication pour donner l’envie d’aller les voir. Ce n’est pas une fatalité que France Télévisions n’arrive pas à battre les séries américaines. À la BBC, ils disent : « On est meilleurs que les Américains » ; jamais on n’entend ce discours-là en France. Il y a plusieurs raisons : la saisonnalité, qui permet d’édicter des règles du type : « Nous recherchons telles séries qui seront diffusées à telle date, etc. » […] L’espoir que je fonde en Bruno Patino, c’est que c’est quelqu’un qui n’est pas du sérail et qui n’est pas de la même génération que les précédents dirigeants. Pour changer les mœurs d’une télé qui est restée figée dans ce qu’elle était depuis la privatisation de TF1.
Commentaire. Affaire à suivre. Mais c’est une énième déclaration volontariste sur le besoin d’améliorer la qualité des séries françaises. Ici, le modèle est franchement américain, bien que la tentative de TF1 de produire des séries calquées sur des modèles américains entre 2007-08 se soit soldée par un échec. Daucé semble placer ses espoirs en une meilleure politique de communication et en l’effet générationnel. Mais il pointe aussi une entrave contre la créativité beaucoup plus profonde : ne faut-il pas d’abord une révolution généralisée dans les esprits contre le glacis néolibéral et managérial qui nous ensevelit depuis les années 1980 (en l’occurrence, TF1 fut privatisée en 1986) ? Osez (balayer) Joséphine (ange gardien)…
Source : « Libération », 25 fév. 2013, p. 26.
Sélectionnés, résumés et commentés par David Buxton.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)