La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Manœuvres pour le contrôle de la télévision américaine
La télévision américaine change de nature, quasiment à l’insu des consommateurs. En mai 2014, l’opérateur de télécommunications AT & T a annoncé son intention de racheter le bouquet satellite DirecTV (leader avec 20 millions d’abonnés) pour un coût de 48,5 milliards $. La fusion attend toujours l’accord de la FCC (Federal Communications Commission) qui crée la jurisprudence pour les lois régissant la concurrence (anti-trust) dans le domaine de la communication de masse. Pour AT & T, il s’agit d’augmenter l’offre vidéo pour ses abonnés via des packages téléphone-internet-télévision. De son côté, DirecTV (détenu à majorité par la société du milliardaire Warren Buffett) pourrait offrir à ses utilisateurs l’internet haut-débit.
La croissance de la télévision par satellite stagne, face à la concurrence des plateformes de vidéos en ligne comme Netflix. Le nouveau nerf de guerre, c’est disposer d’un stock de contenus vidéo de plus en plus important, à distribuer ensuite sur toutes les plateformes possibles. En février 2014, Comcast, leader du câble américain, a lancé une OPA sur le numéro 2, Time Warner Cable (propriétaire d’HBO), pour 45,2 milliards $, ce qui ferait potentiellement 33 millions d’abonnés, soit 30% du marché de la télévision payante aux États-Unis. Mais là aussi, il faudra attendre l’accord de la FCC, qui a déjà refusé l’OPA lancé par AT & T sur l’opérateur T-Mobile en 2011. Dans un autre développement, la Cour suprême a donné raison aux chaînes de câble opposées à la start-up Aereo (soutenue par Google et par Facebook) qui proposait, moyennant un abonnement modeste, un accès en direct et en streaming aux programmes télévisés sur ordinateur ou tablette, sans payer d’abonnement au câble.
Le marché se trouve donc à la croisée des chemins. Selon Jason Buckweitz, spécialiste de l’industrie des télécommunications à l’université de Columbia (New York) : « Les autorités ne peuvent pas valider l’un de ces rachats, et s’opposer à l’autre. Ce sera sûrement tout ou rien. Il y aurait alors deux gros réseaux dominants, le câble Comcast et DirecTV via satellite, suivis par des réseaux de taille moyenne comme Dish […] Il y a vingt ans, [le paysage télévisuel] était dominé par les réseaux hertziens ABC, CBS ou NBC. Puis les chaînes câblées se sont lentement imposées. C’est là que le contenu attractif se trouve désormais, les séries populaires par exemple. » L’enjeu pour les grands groupes de téléphonie et de télévision, qui cherchent à faire alliance, c’est de contrôler les portes d’accès aux contenus, que ce soit la télévision hertzienne, le câble, le Web, le téléphone, l’ordinateur ou la tablette. La maîtrise de la production des contenus semble bien secondaire.
Source : « Libération », 27 mai 2014, p. 32 (Iris Derœux) ; 26 juin 2014, p. 29.
La neutralité du Net de plus en plus menacée
Le principe de la neutralité du Net, qui garantit à chacun l’égalité d’accès aux sites en ligne, et qui remonte aux origines d’Internet, a été remis en cause par une proposition du régulateur des télécommunications aux États-Unis, la FCC (voir ci-dessus), et les grands fournisseurs d’accès comme Time Warner, Comcast et Verizon. Depuis des années ces derniers tentent de faire assouplir les règles garantissant l’égalité d’accès, afin de faire payer des grands fournisseurs de contenus comme Google ou Disney pour que ceux-ci puissent offrir un accès plus rapide et de meilleure qualité à leurs sites. D’autres dans le collimateur : Netflix, qui représente 32% du trafic en ligne, et YouTube qui pèse 19%. Comcast a dépensé 18 millions $ l’an dernier en lobbying, avec succès. En janvier, un cour fédéral d’appel a jugé que les règles de la neutralité du Net ne s’appliquaient pas aux fournisseurs d’accès, jetant les bases d’un internet à deux vitesses : des « autoroutes » pour ceux qui peuvent se les offrir, et des voies plus lentes pour les autres. Inventeur de l’expression « net neutrality », Tim Wu, professeur de droit à l’université de Columbia, opine : « C’est comme si une autoroute française n’autorisait que les Peugeot dans la voie la plus rapide aux heures de pointe. Ça paraît complètement injuste ».
Dans un rare moment collectif (une lettre commune aux commissaires de la FCC), les grands fournisseurs de contenus visés, Facebook, Google, Microsoft, eBay, Amazon et Netflix ont ré-affirmé leur attachement au principe de neutralité du Net : « raison principale pour laquelle l’Internet demeure un moteur de l’entrepreneuriat et de la croissance économique ». On dirait un cas d’école d’une contradiction forte entre deux branches du capital qui demande un arbitrage juridique et politique. Des associations civiques d’inspiration libérale-libertaire comme la puissante ACLU (American Civil Liberties Union), relayées par des élus du Parti démocrate, notamment en Californie, se sont emparées du dossier, et abondent dans le même sens que les fournisseurs de contenus.
Mais certains experts comme Tony Wible, analyste chez Janney Capital Markets, une société de conseil, expliquent qu’une remise en cause de la neutralité du Net est inévitable en raison de sa croissance exponentielle continue. Il va falloir financer le développement de l’infrastructure « invisible » de l’Internet (des bancs d’ordinateurs à perte de vue dans des hangars géants refroidis, à l’impact environnemental important et potentiellement vulnérables aux pannes, et aux attaques) ; ce, afin d’augmenter la bande passante, sans quoi le « monde réel » ne pourrait plus fonctionner. « Il faut faire émerger un modèle économique pour financer ces investissements. La vraie question porte sur le prix et qui va le fixer ». Marchandisation quasi totale, fin d’un rêve ? Inutile de dire que dans le climat politique actuel, l’idée d’un service public d’accès à Internet n’est évoquée par personne…
Source : « Libération », 11 juin 2014, p. 28 (Alexis Buisson).
Le marketing aura toujours besoin du facteur humain
Le traitement informatique des données récupérées en ligne a transformé le marketing. Maintenant, les agences de publicité et de marketing peuvent cibler les consommateurs avec plus de précision, et mieux les comprendre. Mais en même temps, les attentes des annonceurs sont supérieures, tant « la révolution des données » se présente comme la solution à tous les problèmes, à commencer par celui, inhérent à l’industrie publicitaire, du gaspillage (quelle moitié du budget d’une compagne est jetée par la fenêtre ?).
Certains dans l’industrie sont effectivement très optimistes, s’appuyant sur le modèle de Netflix, où l’utilisation d’algorithmes très fins permet de créer une hypersegmentation des audiences. Alex Pentland, directeur du Human Dynamics Laboratory du MIT, est d’avis que la big data a le potentiel de régler des problèmes de société par le prisme du « social physics », discipline qui consiste à réduire les comportements à des séries de variables prévisibles. [Commentaire : on pourrait parler ici d’un fantasme scientiste (qui remonte en force ces dernières années), car c’est exactement en ces termes que le père des sciences sociales, Auguste Comte (1798-1857), a présenté son projet positiviste dans ses cours entre 1830-42 : une « physique sociale » où les interactions des individus s’assimilent à celles des molécules, mesurables « objectivement » de la même manière].
D’autres professionnels comme Yves Siméon, directeur général de Reload, émettent un bémol, estimant que l’effet big data se laisse désirer dans les faits, faute d’outils d’analyse conséquents. L’exemple tant cité de Google Flu Trends, censé prévoir la progression annuelle de l’épidémie de la grippe, s’est trompé dans ses estimations cinq années d’affilée. Alors que le marketing devient de plus en plus informatisé, il est facile d’oublier le facteur humain, selon Advertising Age. Voici, selon la revue américaine, six manières d’« humaniser » les données.
1. Encadrer le problème avec des questions « humaines ». Les données ne posent pas de questions. Un mauvais choix de variables, de mesures, et des questions imprécises au début d’une enquête finissent par coûter cher. Aucune manipulation informatique ne peut corriger des erreurs fondamentales de méthodologie.
2. Plus n’est pas forcement meilleur. Accroitre le volume de données ne sert à rien si l’on ne peut améliorer le rapport « signal to noise ». Disposer de plus de données comporte le risque de fausses corrélations, ou de conclusions à côté de la plaque. Seul un expert humain peut séparer le bon grain de l’ivraie.
3. Tout le monde ment. Les informations fournies sont toujours suspectes. On ment de manière prévisible (niveau du salaire, vie sexuelle), et imprévisible (positionnement par rapport au goût des autres). Seuls l’expérience et le jugement humains peuvent prendre en compte ces déformations inévitables.
4. Le contexte est primordial. On ne peut pas comprendre la plupart des données en faisant abstraction du contexte dans lequel elles étaient recueillies. L’achat d’un jouet d’enfant peut indiquer selon le contexte (lieu, période de l’année) une famille nucléaire, un adulte sans enfant, un père divorcé, une mère seule, etc.
5. Il faut se méfier des stéréotypes. Alors que les robots ont du mal à reconnaître des patterns, le cerveau humain y fait son miel, de manière parfois excessive. On a trop tendance à compléter les données avec des stéréotypes discutables (le bobo en France, la soccer mom aux États-Unis).
6. Les robots sont incapables de raconter des histoires. La monnaie de base du marketing, c’est l’émotion. Une histoire créée par un robot manque singulièrement cette qualité, alors que les humains sont influencés par le centre émotionnel du cerveau dans leurs décisions d’achat.
Sources : « Advertising Age », 3 juin 2014 ; « Stratégies », 6 juin 2014.
Game of Thrones détrône The Sopranos pour les séries produites par les chaînes de câble
La saison 4 de Game of Thrones (HBO), série qui vient d’être renouvelée pour deux saisons de plus, a réuni en moyenne aux États-Unis 18,4 millions de spectateurs par épisode, toutes plateformes confondues, contre 18,2 millions par épisode pour la saison 4 de The Sopranos en 2002. Le dernier épisode de la saison 4 de Game of Thrones a été suivi par 7,1 millions de téléspectateurs en télédiffusion, 32% de plus qu’en 2013. La comparaison avec The Sopranos est néanmoins symbolique, car douze ans après, les supports de diffusion (notamment la vidéo à la demande et le streaming) se sont considérablement étoffés. D’après les données du site TorrentFreak, Game of Thrones est la série la plus téléchargée illégalement, avec 5,9 millions de piratages pour le dernier épisode de la saison 3. Aux États-Unis, 5,4 millions de téléspectateurs ont regardé la télédiffusion de cet épisode (par rapport à un peu moins de 3 millions lors du démarrage de la série en 2011) ; avec les rediffusions en semaine, l’audimat a dépassé les 14 millions. Commentaire : ces chiffres, qui varient légèrement selon la source, sont intéressants pour l’universitaire (et pour d’autres raisons, le publicitaire), car ils permettent de voir de façon indicative, du moins pour une série drainant un public « jeune », le ratio entre ceux qui regardent en télédiffusion, et ceux qui regardent en différé sur support numérique (5,4 : 8,6), ou pour prendre les chiffres de 2014 (7,1 : 11,3). La web-revue aura certainement l’occasion de revenir sur cette série, mi-saga médiévale, mi-heroic fantasy, qui exprime à sa manière détournée les valeurs de notre époque (« You win or you die »).
Sources : « Les Echos », 6 avril 2014 ; 6 juin 2014 ; « Libération », 18 juin 2014, p. 31.
NCIS est la série la plus vue dans le monde
Selon une nouvelle étude d’Eurodata TV Worldwide (créée au début des années 1990 par la société française Médiamétrie), c’est NCIS (CBS) qui arrive en première place pour les séries les plus regardées dans le monde, dépassant désormais Mentalist. Pas moins de 57,6 millions de téléspectateurs l’ont suivi en moyenne (par épisode) en 2013 dans les 66 pays étudiés qui représentent les marchés télévisuels les plus importants. Aux États-Unis, NCIS a été regardée par 18,5 millions en moyenne cette année (les chiffres concernent la seule télédiffusion, sans prendre en compte les supports numériques). Dans sa position de série leader, elle succède à CSI (Les Experts) et à Dr House. Dans la catégorie des sitcoms, Modern Family détrône The Big Bang Theory. Commentaire : l’intérêt de ces chiffres réside dans le ratio, toujours de manière indicative, entre l’audience américaine et l’audience mondiale pour la diffusion hertzienne d’une série à succès international. La recherche universitaire est parfois obligée de « faire avec » des bribes d’information rendues publiques, souvent « intéressées ».
Source : « Le Monde », supplément « Télévisions », 22-23 juin 2014, p. 3.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)