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Le troisième âge de la publicité
En annonçant le 14 avril 2019 l’acquisition d’Epsilon, société américaine se spécialisant dans l’analyse des données de comportement des consommateurs, l’agence française Publicis « participe à l’aventure du troisième âge de la publicité » (Philippe Escande). Le rachat monte à plus de 4 milliards de dollars.
Le premier âge est le modèle économique plutôt rustique de la presse écrite débutante, raconté par Balzac dans le roman Illusions perdues (1837-43). En échange d’une critique favorable, l’Opéra ou le théâtre achetaient des certaines d’abonnements à une revue. La démocratisation de la consommation au 20e siècle a donné naissance au monde de réclames et d’affiches, puis de spots à la radio et à la télévision. Pour gérer la consommation de masse, la publicité s’est professionnalisée en agences de plus en plus puissantes, concevant des campagnes nationales puis mondiales. Née en 1927, l’agence Publicis était l’un de ces acteurs qui se sont épanouis après 1945.
Avec l’extension infinie du domaine d’Internet, cet âge d’or de la publicité médiatique touche à sa fin. Le transfert de celle-ci vers les sites Web indique un changement de paradigme. On ne s’adresse plus à la masse, mais à l’individu ; les données sur l’identité et le comportement de celui-ci sont devenues le nerf de la guerre. En aval, les grandes agences ont été court-circuitées par Google et Facebook qui parlent directement aux clients sans la médiation des publicitaires, et en amont par les champions de l’algorithme comme Accenture, la première société de service informatique au monde.
L’émergence de ce « troisième âge » est racontée, sans recourir à ce terme, par Shoshana Zuboff dans son livre magistral The Age of Surveillance Capitalism (Profile Books, 2019). À partir de 2002, Google a découvert les possibilités marchandes des données produites par son moteur de recherche, une matière première composée du surplus de données de comportement (behavioral surplus), jusqu’alors perçu comme un déchet. Ce surplus pouvait désormais être revendu directement aux annonceurs, leur permettant de cerner et de cibler les désirs d’un individu particulier à travers ses recherches en ligne.
C’est une transfuge de Google, Sheryl Sandberg, qui a dirigé la transformation de Facebook de réseau social sans modèle d’affaires en géant de la publicité lucratif (des bénéfices de 22 milliards de dollars attendus pour 2019, malgré les déboires de l’affaire Cambridge Analytica, et récemment, du massacre de Christchurch streamé en direct). « Nous avons de meilleures informations que les autres, a-t-elle dit. Nous connaissons le sexe, l’âge, la localisation [des usagers], et ce sont de vraies données, et non des inférences. » Sandberg a compris qu’on pouvait modeler le surplus de données en algorithmes, non seulement pour satisfaire la demande, mais aussi pour la créer, en mobilisant les possibilités d’échange et de partage offertes par le réseau social. Dans le nouveau paradigme, servir directement le client devient moins rentable que vendre des prévisions de son comportement futur, à son insu. À ce titre, le lancement en juillet 2016 du jeu Pokémon Go, un développement de Google Maps, a servi d’expérience primitive visant à la manipulation du comportement collectif. Selon Zuboff, professeure émérite de la Harvard Business School, alors que le capitalisme industriel a transformé la matière première fournie par la nature en marchandise, ce qu’elle appelle « le capitalisme de surveillance » transforme la nature humaine en marchandise.
Sources : « Le troisième âge de la publicité » (Philippe Escande), Le Monde, 16 avril 2019, p. 13 ; Zuboff, op. cit., p. 27-98. La citation de Sandberg se trouve à la page 92.
Lire l’article de Shoshana Zuboff « Un capitalisme de surveillance » dans Le Monde diplomatique, janvier 2019. Lire aussi l’interview de Zuboff par James McNaughton dans The Guardian (Royaume-Uni), 20 janv. 2019, « The Goal is to automate us« , et la critique marxisante de Zuboff par Eugeny Morozov dans The Baffler (revue en ligne, États-Unis), 4 mars 2019, « Capitalism’s new clothes« .
Les spécialistes de l’intelligence artificielle sont très recherchés
Le 21 février 2019, Microsoft a officialisé l’ouverture à Paris d’un centre mondial de développement dévolu à l’intelligence artificielle (IA) avec une centaine d’ingénieurs. En 2018, IBM France a annoncé l’embauche future de 400 ingénieurs dans cette branche. Samsung a ouvert un centre d’innovation au cœur de Paris qui accueillera une centaine d’ingénieurs. Facebook a promis un investissement de 10 millions d’euros dans son laboratoire IA à Paris d’ici à 2022. Enfin, Google a pris part à la création d’une chaire d’IA à Polytechnique. Pour débaucher les meilleurs ingénieurs, tous ces géants de la technologie ont noué des liens avec la recherche, et avec des écoles, permettant aux étudiants d’y faire des stages ou d’y finir leur thèse. Paris est désormais une capitale mondiale de l’IA, qui attire des talents à l’étranger.
À cette fin, « [on a] importé le modèle de rémunération de la Silicon Valley, avec des stock-options ou des actions gratuites », observe Romain Lerallut, directeur R et D de la société de ciblage publicitaire en ligne Criteo. Les tarifs s’affolent, car ces métiers sont relativement récents et les référentiels manquent pour jauger la valeur des candidats. Se pose implicitement la question de la valeur ajoutée réelle de l’IA, difficile à cerner dans l’immédiat. « En France, on a encore du mal à comprendre que l’IA peut faire gagner de l’argent et que toute entreprise devrait se doter d’un data scientist [analyste des données] », déplore Pierre-Julien Grizel de l’Épita (École pour l’informatique des techniques avancées). D’autres acteurs, notamment les start-up, ont des priorités différentes, plus opérationnelles, moins portées sur la recherche fondamentale. Selon Charles Ollion, un autre enseignant à Épita : « Les Google et Facebook ont pris le créneau de la recherche, ils ont des équipes de purs chercheurs qui apprennent à des ordinateurs à jouer au go, mais qui sont assez déconnectés des ingénieurs de la société. »
Une enquête menée au niveau européen par le cabinet de recrutement Big Cloud montre qu’un chercheur en IA en France gagne environ 40 000 euros par an en début de carrière, trois fois moins qu’en Suisse, et 36% de moins qu’un chercheur britannique. Du côté des écoles des ingénieurs, on redoute d’un côté l’émergence de solutions en IA clés en main proposées par des éditeurs de logiciels, et de l’autre l’essor du télétravail qui permettra de faire bénéficier des ingénieurs en informatique issus des pays aux salaires sensiblement plus faibles. Pour l’instant, pour pouvoir s’aligner sur les concurrents étrangers, les start-up tricolores plaident pour une simplification du régime français des stock-options.
Source : « Intelligence artificielle : des talents à prix d’or » (Vincent Fagot), Le Monde, 31 mars-1 avril 2019, p. 12.
La gamification du monde
Depuis 2010, les propriétés formelles du jeu vidéo ont été récupérées par le marketing et le management. Dans le monde du travail, elles sont désormais utilisées pour stimuler la créativité, et la productivité. Des grandes entreprises comme Renault, Total et Air France proposent à leurs salariés de « serious games » à des fins de formation dans la vente ou le leadership. De plus en plus, dans les entretiens d’embauche, on recourt à l’escape game, un jeu dans lequel les candidats doivent résoudre une série d’énigmes pour s’échapper de la pièce où ils sont enfermés, ce qui permettrait aux entreprises de détecter des habiletés relationnelles, déductives et stratégiques. Le philosophe Mathieu Triclot, auteur de Philosophie des jeux vidéo (La Découverte, 2017), explique la « gamification » (ou ludification en bon français) ainsi : « On peut définir la gamification comme le fait de transférer des mécaniques du jeu, et du jeu vidéo en particulier, vers des situations sociales pour les rendre plus « fun ». Le jeu produit de la camaraderie, de l’engagement, il stimule la créativité : on a donc beaucoup à gagner à transposer ses propriétés dans des situations sérieuses. »
Dans l’ouvrage emblématique de la game designer Jane McGonigal, Reality is broken (Penguin, 2011), le produit vidéoludique est perçu comme un outil de réenchantement capable de changer le monde dans un sens libérateur, jouissif. En parallèle de cette vision utopique, instrumentalisée, le jeu vidéo intéresse le milieu du marketing. Selon le journaliste Nicolas Santolaria : « Aujourd’hui, l’attrait pour le jeu s’inscrit dans le cadre d’une perte d’influence des modes coercitifs d’encadrement. Brouillant le clivage traditionnel entre travail et loisirs, la « gamification » permet de générer une motivation extrinsèque au travers de gratifications – points, classements, niveaux. »
Il faut se demander s’il n’existe pas de contradiction fondamentale entre ces deux conceptions de la gamification. L’anthropologue Emmanuel Savignac affirme : « En superposant au cadre premier un cadre second de nature ludique, la « gamification » crée un contexte où l’on fait les choses à la fois pour de faux et pour de vrai ; elle place le salarié au cœur d’une véritable injonction paradoxale. Mais les acteurs ne sont pas naïfs, en réalité ils ne perdent jamais de vue qu’ils sont dans un cadre professionnel. […] En tant que dispositifs proches du behaviorisme, les jeux permettent de naturaliser certaines valeurs complexes du système, comme le fait d’avoir à coopérer avec des gens avec qui l’on est aussi en compétition. »
La gamification serait donc une forme d’adaptation existentielle au capitalisme (très) tardif, même si l’idée de cadres sociaux déguisés en défis, joutes et simulations ne datent pas d’hier. On pourrait même soutenir que la gamification nous oblige de radicaliser la critique de Horkheimer et d’Adorno de la Kulturindustrie. Le philosophe Mathieu Triclot abonde dans ce sens : « Le reproche qui était fait à la mauvaise « gamification », c’est d’être une sorte de pointification, c’est-à-dire de n’utiliser que des systèmes de barre d’expérience, de points, qui sont sans lien avec l’activité en tant que telle. Là, on est clairement dans une forme de manipulation. […] Quand vous notez votre chauffeur de taxi et que celui-ci vous note en retour, vous êtes dans une forme sociale de pointification qui dérive directement du jeu. Cette « gamification » est si diffuse qu’on ne la perçoit même plus. »
Source : » « Gamification » » (Nicolas Santolaria), Le Monde, 4 avril 2019, p. 33.
Apple mise sur les services
Dans une conférence de presse le 25 mars, le PDG Tim Cook a présenté les services comme le troisième pilier du modèle d’Apple, avec le matériel et le logiciel. On connaît ses services existants : Apple Music et iTunes (musique et films), l’App Store (pour mobiles), iCloud (stockage en ligne), Apple Pay (système de paiement), Apple Maps (cartographie) et Siri (assistant vocal). En plus de ceux-ci, Cook a dévoilé une brochée de nouveaux services : Apple News Plus, un kiosque en ligne par abonnement donnant accès à plus de 300 magazines ; Apple TV, une sélection de chaînes payantes à la carte ; Apple TV+, une application à venir rassemblant les séries produites par l’entreprise ; Apple Arcade, une application par abonnement de jeux vidéo « d’auteur » ; Apple Card, un service de crédit en partenariat avec Goldman Sachs et Mastercard.
Apple attend beaucoup des revenus des services, passés de 8 milliards de dollars en 2010 à 41 milliards de dollars en 2018, et pesant près de 15 % de son chiffre d’affaires, soit plus que les ordinateurs Mac ou les tablettes iPad. Certes, l’iPhone représente encore 62 % des revenus, mais il est en perte de vitesse (-15 % en 2018). Dans les services, Apple gagne de l’argent en vendant ses propres produits ou en prenant une commission forte sur les produits de tiers (30 % dans son App Store, mais 50 % pour Apple News Plus). L’activité est très rentable : 63 % de marge, contre 34 % pour les ordinateurs et les smartphones. Le nombre d’abonnés payants sur ses services existants croît vite : 360 millions fin 2018, soit 120 millions de plus qu’en 2017. L’objectif pour 2020 est fixé à 500 millions.
Ce nouvel axe stratégique représente un changement de philosophie d’Apple, qui était d’offrir aux fidèles un univers relativement fermé de produits et d’applications fortement « marqués », non compatibles avec d’autres supports. Cette logique est désormais concurrencée par une autre : toucher le plus grand nombre de personnes afin de rafler la mise, ce qui implique de s’extraire de son univers. « Nous allons faire quelque chose d’inédit : l’application Apple TV sera disponible sur les télévisions connectées Samsung, Sony, LG, mais aussi les boitiers Roku et Fire TV d’Amazon », a annoncé l’entreprise. De même, Apple Music a été rendu accessible aux utilisateurs d’enceintes connectées d’Amazon.
Les concurrents d’Apple insistent sur l’hiatus existant entre son rôle de plate-forme de distribution et celui d’éditeur de services. Ils ne comptent pas se laisser faire. Les banques, qui ont adopté le système transversal Apple Pay, surveilleront de près Apple Card qui les concurrence désormais. Netflix a appelé à ses abonnés de ne pas passer par l’App Store. Et Spotify vient de déposer plainte auprès de la Commission européenne, estimant qu’Apple Music est à la fois « joueur et arbitre ».
Source : « Les services, nouveau crédo d’Apple » (Alexandre Piquard), Le Monde, 27 mars 2019, p. 14.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)