La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et de communication d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Jeux vidéo : ce sera la guerre
L’industrie du jeu vidéo se prépare à une grande mutation vers le streaming. Les acteurs historiques du secteur comme Sony et Nintendo seront en concurrence désormais avec les géants du Web. « Aujourd’hui, la tendance n’est plus à la possession, mais à l’utilisation, dit Thomas Grellier, directeur associé de l’École de management des industries créatives (EMIC). La vidéo à la demande est déjà à l’abandon, la vidéo sur abonnement a pris le relais avec Netflix et OCS, pareil pour la musique avec Deezer et Spotify. Que le jeu vidéo s’y convertisse est tout sauf une surprise : c’est désormais le modèle dominant. »
Le site spécialisé Kotaku a dévoilé (été 2018) le projet chez Google d’une plate-forme de jeux vidéo en streaming. Amazon s’est rapproché du secteur depuis le rachat en 2014 de Twitch, un service de diffusion de parties de jeux, qui s’est doublé fin 2017 d’une boutique en ligne. En novembre 2018, Netflix a ajouté à son catalogue son premier jeu en streaming, Minecraft : Story Mode, alors qu’une adaptation en jeu de sa série phare Stranger Things est en préparation. Le célèbre éditeur français, Ubisoft, propose désormais sa superproduction Assassin’s Creed Odyssey en streaming sur la Switch de Nintendo au Japon et ailleurs sur le navigateur Chrome de… Google. Pour Ubisoft, ce genre de coopération a valeur de galop d’essai.
Résume Thomas Grellier : « Le jeu vidéo est en train de changer de division. On passe de la Ligue 1 à la Ligue des champions : les acteurs traditionnels vont devoir se confronter à des acteurs nouveaux et tout-puissants, comme Google et Amazon, mais aussi Tencent. Ils ont une puissance de feu, à la fois financière et en recherche et développement, qui est sans mesure comparée à Nintendo ou même Sony. Sur le terrain de la technologie, il sera impossible pour eux de lutter à armes égales. » Grâce à la révolution de streaming, il devient théoriquement possible de jouer aux productions les plus récentes avec un simple ordinateur à l’entrée de gamme et une connexion à haut débit, de quoi toucher un potentiel immense de joueurs. Microsoft, devenue acteur majeur du jeu vidéo, estime ce potentiel à deux milliards de joueurs, rien de moins.
« Tel que je vois l’évolution de l’industrie du jeu vidéo, conquérir ce marché va être du ressort d’entreprises ayant une envergure mondiale, aussi bien en matière de calcul à distance que de communauté et de contenu, explique Phil Spencer, président de la division Xbox de Microsoft. Le chinois Tencent a clairement la communauté et le contenu, et je sais qu’ils travaillent sur le cloud. Google a déjà des ressources importantes en calcul à distance, à défaut d’une communauté de joueurs ou de contenu. Amazon est un autre de ces concurrents. Ce seront ces entreprises qui feront le futur du jeu vidéo. »
L’entrée dans la nouvelle ère ne marquerait pas seulement la fin de quelques acteurs historiques du jeu vidéo, mais aussi la disparition définitive à terme des consoles. Selon Yves Guillemot, le président d’Ubisoft : « Je pense que nous verrons une autre génération [de consoles], mais qu’il y a de bonnes chances que, progressivement, nous voyions de moins en moins de matériel spécifique. Avec le temps, je pense que le streaming deviendra plus accessible à de nombreux joueurs et rendra facultatif d’avoir du gros matériel chez soi. Il y aura encore une génération de consoles, et après ça, nous utiliserons le streaming, tous. »
Voyons. Contrairement à la musique et à la vidéo, le jeu vidéo se déroule en temps réel, et exige un débit et une stabilité bien plus élevés. Observe Hugues Ouvrard, directeur de Xbox France : « On est très tributaire du déploiement de la fibre. Or il n’y a pas que les pays occidentaux dans le monde. Il faut arriver à trouver un équilibre entre les marchés que l’on peut désormais viser sans qu’il y ait besoin de consoles, grâce à la fibre, et les autres. Peut-être s’oriente-t-on vers un modèle hybride. » En effet, Spotify, Netflix, YouTube et tous les autres services de streaming actuels nécessitent de posséder un matériel, qu’il s’agisse d’un smartphone, d’une smart TV ou d’une console connectée. Pour Thomas Grellier, cela représentera 50 % du marché d’ici trois ou quatre ans. À ce jeu-là, les acteurs historiques du jeu vidéo ont un savoir-faire à mettre en avant, que ce soit en matière d’ergonomie, de capital de marque ou de communauté.
Sony et Microsoft sont en concurrence sur les successeurs respectifs de la PlayStation 4 (Sony) et de la Xbox One (Microsoft). Les ventes de la console de Microsoft sont estimées à 30 millions d’unités, contre plus de 80 millions pour Sony. Microsoft a donc perdu la partie pour cette génération, et se tourne vers l’avenir, en rachetant plusieurs studios, dont le britannique Playground, spécialiste des jeux automobiles (Forza Horizon). Estime Thomas Grellier : « Microsoft est clairement le mieux armé. Ils ajoutent des briques à une stratégie cohérente : achat de contenu, service qui fonctionne, et une valorisation boursière aujourd’hui du niveau d’Amazon et de Google. » Mais Sony, dont l’avenir à court terme est assuré, travaille aussi sur « la machine de nouvelle génération » dans un calendrier qui demeure flou ; on prétend qu’un prochain coup se prépare pour 2021.
Les géants du Web ont de l’avance en matière de maîtrise technologique, mais partent de zéro en matière de catalogues. Selon Thomas Grellier : « Je ne pense pas que ça va être facile pour eux. Il y a des acteurs comme Nintendo et Sony, voire Microsoft, qui ont des marques, des univers et des histoires à faire valoir depuis des années. Mais il y a des contre-exemples : Fortnite est sorti de nulle part, et en notoriété spontanée, c’est désormais la franchise de jeu vidéo la plus connue avec Mario. Le second contre-exemple, c’est Netflix. Ils sortaient aussi de nulle part, or leur richesse et leur cotation leur ont permis de se muer en créateur à vitesse grand V. »
L’issue est donc encore incertaine. Facebook n’a toujours pas réussi à imposer son casque de réalité virtuelle, Oculus Rift, en dépit des pronostics et des moyens quasi illimités. Pour beaucoup d’observateurs, la bataille à venir entre acteurs historiques de l’industrie du jeu vidéo et géants du Web rappelle celle des années 1990 quand Sony et Nintendo ont battu l’éditeur Séga et le géant de l’électronique Panasonic pour le marché de la console.
Source : « Jeux vidéo : la guerre se profile » (William Audureau), Le Monde, 18 déc. 2018, supplément Éco & Entreprise, p. 6 et 7.
Le carton de Fortnite Battle Royal
Lancé en 2017, le jeu vidéo en ligne Fortnite (Epic Games) a explosé commercialement en 2018 ; il faut remonter au début des années 1990 et à Street Fighter II pour voir un jeu s’imposer aussi vite. Le jeu a atteint un pic de 78,3 millions de visiteurs uniques au mois d’août 2018, et 120 millions de téléchargements à la fin de 2018. Selon une étude du cabinet newzoo, 68 % des joueurs de moins de 30 ans s’y sont déjà adonnés. Grâce à l’ajout du concept « bataille royale », où 100 joueurs s’affrontent jusqu’à ce qu’un seul survive, Fortnite revendique désormais 200 millions d’inscrits, chiffre inédit pour une production hors Chine. Dans la foulée, des jeux de tir historiques comme Call of Duty et Counter-Strike se sont convertis à ce concept.
Les raisons du succès de Fortnite ? Dans le désordre : popularité du concept de « bataille royale », téléchargement gratuit, univers fantaisiste et cartoon inoffensif, variété des parties, possibilités de personnalisation, apport des psychologues de l’interaction, nouveautés régulièrement ajoutées. Dans le registre du marketing bénévole, de nombreuses vidéos lui sont consacrées sur YouTube, et des footballeurs comme Antoine Griezmann ont adopté une danse issue du jeu pour célébrer les buts.
Fortnite a lancé en décembre 2018 un nouveau mode « construction libre » qui marche sur les plates-bandes du plus grand phénomène des années 2010, Minecraft (une moyenne de 91 millions de visiteurs uniques mensuels en 2018, 150 millions d’exemplaires vendus entre 2011-18, surpassé seulement par le préhistorique Tetris avec 170 millions). Portée par des exclusivités et un modèle de rétribution des créateurs plus généreux, une boutique en ligne, lancée en même temps, s’est imposée tout de suite comme alternative à Stream, qui détient le quasi-monopole de la distribution dématérialisée sur ordinateur. Studio basé à Cary en Caroline du Nord, Epic Games emploie 700 personnes, et est actuellement valorisé à 15 milliards de dollars. Son premier actionnaire (à 40 %) est… le géant chinois du Web, Tencent.
Sources : Le Monde, ibid. ; https://gamewave.fr/minecraft/minecraft-compte-toujours-plus-de-joueurs-mensuels-que-fortnite/
Le marché mondial des jeux vidéo en graphiques
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)