La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et de communication d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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Le déclin des musiciens de studio
En France comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les années 1960-1970 étaient l’âge d’or des musiciens de studio. À l’époque des vinyles de 45 tours, on gravait deux ou trois titres par session de trois heures. Dominique Blanc-Francard, ingénieur du son depuis cinquante ans résume : « Tous les disques qu’on a aimés ont été faits par des musiciens de très bon niveau, pour qui le studio n’était qu’un gagne pain pour aller jouer le soir du jazz dans les clubs. » Le « requin » de studio (car il officiait derrière une vitre) devait apprendre rapidement et jouer à la perfection, quel que soit le genre musical. Outre la maîtrise totale de son instrument, il devait être discipliné, savoir déchiffrer une partition, savoir jouer sous contraintes au casque, réagir aux demandes de l’artiste, et avoir une large culture musicale. Il troquait la sécurité financière, et la possibilité de dormir chez soi pour une carrière faite dans l’ombre, son talent mis au service des autres. Certains ont réussi une carrière sous les projecteurs par la suite, apportant une nouvelle technicité à la musique rock : par exemple, le guitariste Jimmy Page et le multi-instrumentiste John-Paul Jones (Led Zeppelin) en Grande-Bretagne ; les bassistes du groupe Magma, Jannick Top et Bernard Paganotti, en France.
Les synthétiseurs et les boîtes à rythmes ont fait irruption dans les années 1980 au grand dam des instrumentistes. Depuis, tout a été miniaturisé et les logiciels Pro Tools ou Logic peuvent suffire à produire un album. Les sons des claviers, des percussions, et des guitares sont désormais reproductibles sur ordinateur. Seules les batteries traditionnelles, les cuivres et les cordes nécessitent encore des prises de studio. Jean-Christophe Le Guennan, qui dirige les célèbres studio Ferber depuis 1985, affirme : « De trois ou quatre semaines pour enregistrer un album, on est passé à une semaine ou dix jours. Là où le disque représentait 80 % du chiffre d’affaires de Ferber, il n’en pèse plus que 45 %. » Sylvain Taillet, directeur artistique chez Barclay, dit « Il y a quinze ans, l’artiste signait en major pour bénéficier d’une équipe de musiciens. Aujourd’hui, il demande un réalisateur-arrangeur qui va faire chez lui 60 % du travail de préproduction. » Cela est vrai pour le pop et le rock ; pour le rap (ou « musique urbaine »), qui domine le marché aujourd’hui, on peut se passer du studio d’enregistrement, qui est remplacé par le home studio. Le haut niveau de jeu d’un musicien en prise directe devient moins important quand on peut faire des corrections numériques a posteriori pour une musique plus assemblée que jouée.
Pour survivre, les musiciens de studio ont appris à courir le cachet en concert, avec les artistes pour lesquels ils enregistrent. L’ancienne démarcation entre musiciens de studio et de scène s’est estompée en même temps que le disque a perdu son éclat. Les musiciens ont appris à conjuguer plannings de studio et tournées, tout en réservant une place pour leurs propres projets. C’est lorsque ces derniers manquent de visibilité que les musiciens viennent frapper à la porte des studios…
Source : « Grandeur et décadence des musiciens de studio » (Olivier Pellerin), Libération, 21-22 avril 2018, p. 34-35.
Sur l’industrialisation de la musique pop, voir Actualités #47, novembre 2016.
Le nombre d’abonnés de Netflix progresse toujours
Le nombre d’abonnés de Netflix s’élève désormais à 125 millions, dont plus de 3 millions en France. Le leader mondial du streaming vidéo a séduit 7,4 millions de nouveaux abonnés sur la période janvier-mars 2018, contre 6,5 millions anticipés par les analystes, selon le cabinet FactSet. Le chiffre d’affaires de la société, en hausse de 40 % au premier trimestre (3,7 milliards de dollars), dépend désormais à 50 % de l’international (hors États-Unis), tout comme ses abonnements (55 %). Sa capitalisation boursière, 143 milliards de dollars, a doublé sur un an, elle est maintenant juste derrière Disney (149 milliards). Elle est cependant loin derrière Facebook (528 milliards) et Amazon (780 milliards), mais loin devant Snap (13 milliards) et Twitter (24 milliards). Netflix sera cependant confronté bientôt à la concurrence des géants Disney et Amazon. Disney va cesser de fournir des services à Netflix en 2019, pour proposer sa propre offre de streaming.
Entretien avec Ted Sarandos
Selon Ted Sarandos, patron des contenus de Netflix, « la sortie simultanée en salles et sur les plates-formes Internet va bientôt devenir la norme. Cela dépendra des pays, bien sûr. Cela interviendra beaucoup plus tard en France où il y a 36 mois de décalage entre les sorties en salles et sur les plates-formes de SVoD comme la nôtre. Mais dans certains pays comme la Corée, le délai est déjà très court. […] Ce n’est pas comme si les audiences se précipitaient vers les écrans noirs. Rien que pour les 9 films nommés aux Oscars, on a constaté qu’ils ont été joués devant 635 millions de sièges vides au total. Même pour un film comme Black Panther après trois ou quatre semaines. L’art n’est pas diminué par le mode de distribution choisi. Il est plus pertinent d’être agnostique sur les technologies de diffusion et de s’évertuer à maximiser le retour sur investissement de chacun des projets. »
Les salles de cinéma, surtout les multiplexes, sont responsables de cette situation, estime Sarandos : « Elles offrent des écrans plus petits et des salles plus petites : elles répliquent l’expérience du spectateur à la maison. Elles devraient parier sur une expérience différente avec des écrans plus grands et un son plus puissant, des fauteuils plus confortables, des murs qui ne laissent pas passer le son de la salle d’à côté… »
Sarandos s’enorgueillit de la plus grande liberté que Netflix laisse aux créateurs, dans une production mondiale décentralisée ; ce sont des équipes locales qui donnent le feu vert aux projets (environ 1000 en cours). Pour lui, c’est le contraire de la culture historique des studios américains, où tout passait par la bénédiction du grand patron.
Une destruction de valeur ?
Le modèle de Netflix ne fait pas consensus. Un producteur français qui préfère rester anonyme observe : « Il entraîne une destruction de valeur. Au début, quand Netflix commandait un film ou une série, il exigeait d’avoir les droits pour le monde entier sur dix ans, en échange d’un prix au-dessus de la moyenne. Aujourd’hui, on doit toujours abandonner tous les droits, mais les prix ont baissé. » Michael Pachter de Wedbush Securities est sceptique pour d’autres raisons : « Netflix dépense plus de cash qu’il n’en engrange. Et cela ne va pas s’arrêter s’ils essaient de créer du contenu dans chacun des pays où ils sont présents. » Tous les analystes anticipent une surenchère sur les contenus.
Répond Reed Hastings, patron de Netflix : « Toutes les grandes entreprises de technologie et de contenu sont à nos trousses. Cela veut dire qu’il y a un marché pour ce que nous faisons déjà. »
Sources : « Le nombre d’abonnés de Netflix continue de s’envoler » (Raphaël Bloch), Les Échos, 17 avril 2018 ; « Ted Sarandos : « Les sorties simultanées en salles et sur Netflix vont devenir la norme« » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 19 avril 2018 ; « Netflix dynamite la télé et le septième art » (Alexandre Piquart), Le Monde, 14-15 mai 2018, supplément Éco & Entreprise, p. 2-3.
Sur l’intensification de la concurrence sur le marché du streaming, voir Actualités #59, décembre 2017. Sur l’histoire de Netflix, Actualités #25, novembre 2014.
Netflix à la conquête des marchés européens et mondiaux
En s’internationalisant il y a quelques années, Netflix a fait le pari que les films hollywoodiens n’étaient pas les seuls à pouvoir s’exporter. Il avait présenté à la Cité du cinéma de Saint-Denis en 2016 cette stratégie dite multi-domestique en dévoilant de nouvelles séries originales locales, comme Dark, un mystère surnaturel allemand en 10 épisodes, qui a surtout touché un public international (9 personnes sur 10 l’ayant regardé se trouvaient hors de l’Allemagne). De plus en plus, les plates-formes numériques diffusent des films sortis directement en vidéo (en France, 2215 sur 4713 en 2017, par rapport à 544 sur 2548 en 2014).
En 2018, pas moins de 100 nouveaux films, séries (ou nouvelles saisons) et documentaires surtout européens mais aussi moyen-orientaux et africains vont être diffusés sur la plate-forme, soit deux fois plus qu’en 2017. De plus, 55 programmes sont actuellement en préproduction (dont 10 européens), et les investissements en contenus originaux européens continuent de croître à un rythme élevé. L’an dernier, Netflix avait fait savoir qu’en cinq ans, il avait investi 2 milliards de dollars en contenus européens ; pour la seule année 2018, il y investira 1 milliard (sur 8 milliards mondialement). Son chiffre d’affaires a crû de 43 % par rapport à 2017, lorsqu’il avait engrangé 11,6 milliards de dollars pour un bénéfice de 886 millions. Selon un producteur français cité par Les Échos : « Le succès mondial des contenus non anglophones les a surpris eux-mêmes, mais c’est vraiment devenu leur stratégie. Culturellement, cette perte de prééminence de Hollywood est un moment marquant. »
Les 100 nouveaux programmes en question sont tournés en 16 langues différentes. Depuis ses débuts, Netflix a produit en 26 langues. Le fondateur du groupe, Reed Hastings, fait le constat que Facebook et YouTube ont 85 % de leurs utilisateurs hors États-Unis, et pense que Netflix peut suivre cette tendance (55 % non-Américains aujourd’hui). « Nous voulons faire partager les séries partout dans le monde à bas prix. Pour les investissements en contenus, ce sera à peu près la même proportion [que Facebook et YouTube] avec deux ou trois ans de retard. » Il observe également : « Les services gratuits comme Facebook ou YouTube ont de 1 milliard à 2 milliards d’utilisateurs dans le monde, et la télévision payante 700 millions d’abonnés. Nous avons de la marge. » Le modèle payant de Netflix se trouve à mi-chemin entre les grandes plates-formes numériques (Facebook, YouTube) et les géants du divertissement hollywoodien (Disney, Time Warner).
Pour Netflix, c’est une course contre la montre. Même s’il dispose d’algorithmes pouvant prédire le succès minimum d’un show, qui lui permettent donc de refuser des projets trop chers, il a intérêt à prendre des risques. Les investisseurs continuent de s’intéresser à la plate-forme, qui est prête à dépenser 8 milliards de dollars par an afin de consolider sa position, avant la venue de Disney et d’Amazon sur le marché. La création d’une plateforme de vidéo à la demande est au cœur de la bataille que se livrent le câblo-opérateur Comcast et le studio Disney pour racheter la Fox et son catalogue de films et de séries. Cette concentration inspire d’autres studios comme HBO et CBS. Du côté des GAFA, Amazon propose de dépenser 1 milliard de dollars pour adapter Le Seigneur des anneaux en série. Jeff Bezos (président d’Amazon) a annoncé que 100 millions de personnes utilisent déjà son service de streaming, accessible aux abonnés à Prime, son service payant de livraison rapide. Facebook ne fait pas mystère de ses ambitions dans ce domaine, et Google n’a pas renoncé à faire décoller YouTube Red, la version payante de sa plate-forme de vidéo. L’idée que Netflix finira dévoré par l’un de ces géants ne peut être exclue…
Sources : « Le plan de Netflix pour conquérir les marchés européens » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 19 avril 2018 ; « Netflix dynamite la télé et le septième art » (Alexandre Piquart), Le Monde, 14-15 mai 2018, supplément Éco & Entreprise, p. 2-3.
« Marx avait raison », un spectacle télévisé chinois
Pour marquer le 200e anniversaire de la naissance de Marx, la chaîne d’État CCTV 1 a récemment diffusé un programme en cinq épisodes de trente minutes, Marx avait raison, sorte de mélange de questions, d’exposés, de vidéos et de mini-conférences, devant un public d’étudiants bien (trop) sages. L’animatrice Wu Xuelan dit d’emblée que si Marx était encore vivant, il serait riche des droits provenant des ventes de Capital, façon de dire qu’on peut être fidèle au marxisme et riche en même temps. Dans l’émission, Wang Xinsheng, professeur de marxisme à l’université de Nankai, opine que « le socialisme de marché en Chine se sert de l’économie marchande comme outil pour réaliser les valeurs et les buts du socialisme ». Par contre, l’économie capitaliste occidentale a connu la crise globale de 2008, des divisions politiques comme le Brexit, et l’élection de Trump, alors la Chine a eu la stabilité grâce au parti unique réuni autour des idéaux de Marx. L’effondrement du bloc soviétique était la faute des réformistes comme Gorbatchev qui ont abandonné la doctrine marxiste-léniniste. Bien vu, professeur !
L’année dernière, une chaîne au sud du pays a produit une série, Le Socialisme est cool, qui faisait figurer des groupes de rap avec des paroles patriotiques un peu risquées. Pendant ce temps, les inégalités en Chine rivalisent celles aux États-Unis ; on y compte 800 milliardaires.
Avant de se moquer de la télévision chinoise, il ne faut pas oublier que la France a connu elle aussi un moment comparable de propagande télévisuelle : le raout à la gloire du néolibéralisme émergent qu’était Vive la crise ! (Antenne 2, 1984), animé par Yves Montand avec la collaboration de la journaliste Christine Ockrent, l’économiste Michel Albert et le journal Libération. Quant à l’université française, il n’y manque pas de doctes défenseurs de l’ordre établi…
Source : « On this Chinese TV show, participants have nothing to lose but their chains » (Chris Buckley), The New York Times, mai 5, 2018.
Spotify pénalise les artistes au comportement jugé nocif ou haineux
Dans les playlists de Spotify, plus de R. Kelly, ni de XXXTentacion dans les sélections mises en avant, même si leurs chansons restent théoriquement disponibles sur la plate-forme. Une décision liée aux accusations contre les chanteurs, soupçonnés de violences sexuelles pour le premier, et de violences conjugales pour le second. Les nouvelles règles adoptées par Spotify, dévoilées le 10 mai, stipulent que la plate-forme supprimera des playlists tout contenu incitant à la violence ou à la haine, mais aussi les artistes qui commettent des actes « particulièrement blessants ou haineux », notamment des violences sexuelles. En août 2017, Spotify avait déjà banni des groupes d’extrême droite aux textes ouvertement racistes ou islamophobes.
Spotify s’est entouré d’organisations et d’associations spécialisées dans la lutte contre les propos haineux, mais n’a pas précisé combien de modérateurs elle disposait pour trier les signalements. La tâche semble ardue, car il ne s’agit pas de sanctionner uniquement les artistes qui ont été condamnés par la justice. Un autre cas de figure est celui des artistes ayant purgé leur peine comme Bertrand Cantet, condamné en 2004 pour le meurtre de sa campagne Marie Trintignant, et dont le retour sur la scène musicale a provoqué de nombreux débats et protestations en France.
En s’intéressant au comportement des artistes, Spotify fait un aveu, affirme Sophie Fanen, auteure de Boulevard du stream (Le Castor Astral, 2017) : « [Spotify] a reconnu qu’elle avait un statut de média, et non pas d’hébergeur. Elle ne se contentera plus seulement de réagir aux musiques ou aux artistes problématiques qui lui sont signalés. Désormais, elle va agir en amont, éditorialiser ses contenus, remplacer la loi par la morale. C’est toute la difficulté pour Spotify. Il va bien falloir qu’ils déterminent où ils veulent placer le curseur. Des artistes qui sont des salopards, il y en a beaucoup. Mais cela peut aussi vite virer au puritanisme, si par exemple ils décident de ne plus mettre dans leurs playlists des musiques contenant trop de gros mots. »
La question du curseur est primordiale dans cette entreprise de moralisation. Si on veut sanctionner de gros mots, il faudra bannir beaucoup de titres rap, forme actuellement dominante, et grand pourvoyeur de bad boys s’envenimant contre les bitches et les hoes. Si on veut s’attaquer aux comportements illégaux connus, par exemple la consommation de substances illicites, il ne resterait plus grand monde pour alimenter les plates-formes. Les mondes du rock, du jazz, du rap, par trop masculins, connaissent très peu de gentlemen en ce qui concerne les rapports avec les femmes*.
Ne plus être mis en avant sur les grosses plates-formes peut, à long terme, tuer économiquement un artiste. Seule une minorité d’utilisateurs tapent les noms des artistes qu’ils veulent écouter ; Spotify estime qu’entre 60 à 70 % des écoutes ont pour origine des playlists, devenues un nouveau mode de consommation musicale. Autrement dit, c’est plutôt la plate-forme qui sanctionne les artistes pour des écarts de conduite, et non l’utilisateur. Toutes proportions gardées (car le contexte est bien différent), n’y a-t-il pas là l’esquisse d’une sorte de retour au code Hays (1934-66) ?
*Pour un grand livre sur la face obscure du rock, écrit par un ancien journaliste du New Musical Express (London) : Nick Kent, L’Envers du rock, Naïve, 2006.
Sur les nouveaux modes de consommation musicale en ligne, voir Actualités #63, avril 2018.
Source : « Spotify va pénaliser les artistes au comportement « nocif ou haineux » » (Perrine Signoret), Le Monde, 14-15 mai 2018, supplément Éco & Entreprise, p. 8.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)