Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
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La Silicon Valley fait la guerre contre Hollywood ; Amazon et la stratégie du bundle
Fortes de leur valorisation boursière gigantesque, les grandes corporations technologiques de la Silicon Valley (Intel, Google, Apple) s’apprêtent à faire la guerre contre les sociétés de câble, de satellite et de téléphonie, en utilisant les réseaux existants, comme l’a fait Netflix (diffuseur de vidéos en ligne, qui a produit la mini-série acclamée House of Cards). Elles veulent proposer de la télévision payante sur la Web, à consommer sur les téléviseurs de salon, les tablettes et les smartphones. En juin 2013, Google a lancé Chromecast, un appareil coûtant 35 $, qui permet aux utilisateurs de téléphones mobiles et de tablettes de regarder YouTube et Netflix sur les téléviseurs de salon. Mais les géants de la Silicon Valley auront besoin de contenus pour réussir leur pari.
Pour les networks (chaînes de diffusion hertzienne organisées en réseau) et les chaînes de câble, il n’est pas question de faire la même erreur que l’industrie du disque. L’enjeu dans un premier temps, ce sont les 100 milliards $ en revenus annuels provenant de la diffusion (plus les 59 milliards $ en revenus publicitaires) que les networks partagent avec les sociétés de câble, de satellite et de téléphonie, qui facturent leurs clients environ 80 $ par mois pour des bouquets de chaînes.
Selon Laura Martin, analyste pour la société DDB Needham à Los Angeles :
La musique était de plus en plus volée [en ligne], et puis Steve Jobs s’est présenté, et a déclaré « laissez-moi vendre des chansons à 99 cents et vous gagnerez au moins quelque-chose ». Mais cela a « défait » l’album [de titres], ce qui a été désastreux. Les networks ont une peur mortelle de subir le même sort.
Pour cette raison, les chaînes hertziennes et câblées refusent de « défaire » (unbundle) leur programmation pour les entreprises de la Silicon Valley, qui visent une nouvelle génération accoutumée à consommer des contenus particuliers (et non pas des chaînes) sur la Web. Mais pour obtenir les droits aux programmes produits par les chaînes existantes, il faudra que les prétendants acceptent d’acheter des bouquets à un prix supérieur de 20% à celui payé par des chaînes hertziennes et câblées. Cela vaudra peut-être la peine en raison de la baisse sensible des ventes d’ordinateurs personnels et de l’essor du marché publicitaire destiné aux appareils mobiles, mais d’un point de vue stratégique, cela se discute.
Il n’est pas facile de bouleverser le marché télévisuel américain ; on a déjà vu l’échec cinglant (Viiv, 2007, FloTv, 2010) des applications cherchant à faire converger téléviseurs et ordinateurs. Actuellement, Intel et Sony (basée à Tokyo mais producteur à Hollywood) préparent des contenus payants. Pour Intel, il s’agira d’un abonnement mensuel pour accéder aux événements diffusés en direct, et aux vidéos à la demande. Dans ses discussions avec les détenteurs des droits, cette société met en avant l’application appelée « frame accurate dynamic ad insertion », qui remplacerait des spots publicitaires traditionnels par des annonces ciblant le consommateur qui demande tel programme. Selon Jon Carvill, un responsable de communication chez Intel, « l’expérience de la télévision approche un point de bascule avec des changements dans le comportement des consommateurs, et des avancées importantes dans les technologies et dans les règles commerciales ». Sony, Apple, Viacom, NBC et Google ne veulent pas communiquer pour l’instant sur leurs négociations mutuelles.
Les chaînes de câble poursuivent leurs propres stratégies sur la Web, et auront peut-être l’avantage sur les prétendants, notamment avec le service de vidéos à la demande Hulu (Disney, Fox et NBC). D’après David Zaslav, directeur de Discovery Communications Inc. (qui regroupe les chaînes câblées Discovery et Animal Planet) :
Les chaînes de câble aujourd’hui sont en position en force, car on regard plus de télévision que jamais, et il y a une dépendance de l’internet. Le package de la télévision, de l’internet, et de la téléphonie reste l’offre la plus attractive, et on ne voit rien pour l’instant qui pourrait mieux séduire les consommateurs.
Croisons cette stratégie dans le domaine des contenus télévisés avec celle préconisée pour les informations en ligne par Jeff Bezos, président d’Amazon, qui vient de s’offrir, pour 250 millions $, une « danseuse », en l’occurrence le quotidien prestigieux en grande difficulté, The Washington Post (qui a révélé l’affaire Watergate en 1974). En effet, le chiffre d’affaires du journal a baissé de 7% en 2012, et ses recettes publicitaires de 12%. La somme payée par Bezos est une broutille par rapport à sa fortune personnelle, estimée à 25 milliards $. L’idée est de réinventer le rituel de lecture d’un « bouquet » (bundle) d’informations, comme dans le journal papier classique. Autrement dit, selon Bezos, « les gens achèteront un paquet plutôt que des articles à l’unité ». L’essai de transposer le bundle au Web a déjà été tenté par The Daily (lancé par le très droitier magnat de presse américano-australien Rupert Murdoch) entre février 2011 et juillet 2012, quand il fut abandonné pour cause de pertes colossales. D’évidence, Bezos mise sur les « génies du marketing et du numérique » qui l’entourent, et promet rien de moins qu’un « nouvel âge d’or » d’un journalisme de qualité. Mais les avis des professionnels sont contrastés. Selon Jeff Mignon, directeur de l’agence de conseil Revsquare (New York, Paris, Montréal, Sydney, Varsovie):
Le numérique a fait exploser le bundle, qui était le résultat d’une contrainte industrielle : pendant longtemps, le journal a été la forme la plus économique de procurer une information quotidienne au lecteur. Cela ne fait guère de sens à l’heure du numérique, quand on peut accéder à quantité d’autres sources d’information que le « Washington Post ». […] D’un autre côté, ce qui n’a pas marché il y a quelques années peut fonctionner en 2015. Je fais aussi confiance aux gens d’Amazon pour avoir la force et l’intelligence de changer de piste si ce qu’ils essaient ne marche pas.
L’analyste Ken Doctor, auteur du livre Newsonomics et fondateur du site homonyme (recommandé), est plus optimiste :
Les revenus tirés de la diffusion des journaux sont en augmentation de 5 ou 6% cette année, grâce à la mise en place des paywalls [murs qui protègent des contenus payants]. Le déclin vient plutôt de l’effondrement de la publicité imprimée. […] On n’a pas encore de Netflix ou d’iTunes pour les news. Je comprends bien que l’information est différente du shopping, de la musique ou du cinéma, mais je ne vois pas pourquoi le « Washington Post » ne pourrait pas aussi se développer comme agrégateur de contenus. C’est là qu’Amazon peut apporter son expérience de collecte des données des lecteurs et aussi d’interface avec le client.
Sources : « Advertising Age », 30 juillet 2013 (d’après Bloomberg News). « Bezos arrive au « Post » avec son petit bouquet » (Lorraine Millot), « Libération », 9 sept. 2013, p. 28. Le Figaro, 5 août 2013.
Les ventes de spots publicitaires en avance pour la prochaine saison de télévision aux États-Unis en baisse
Cette année, la traditionnelle vente des espaces publicitaires en avance (« upfront ») confirme la lente tendance à la baisse depuis 2008, totalisant environ 8,8 milliards $, chiffre à confirmer. (Il faut noter que dans le marché upfront, un certain taux d’audience est garanti, faute de quoi le diffuseur doit rembourser un pourcentage du prix fixé ; les annonceurs peuvent aussi annuler leurs engagements avant la date de diffusion). On estime qu’environ 800 millions $ en revenus publicitaires auraient disparu du marché hertzienne prime-time cette année, en raison des taux d’audience relativement faibles. Alors qu’une partie de cette somme se serait déplacée vers le câble (9,8 milliards $ au marché upfront en 2012, 9,3 milliards $ en 2011, 8,1 milliards $ en 2010, soit une courbe montante) et vers les plateformes en ligne, on veut croire que les acheteurs se retiennent pour le marché scatter (« dispersé »), où les lois du marché s’appliquent plus près de la date de diffusion (plus ou moins cher selon la demande, avec le risque de ne pas pouvoir acheter du temps d’antenne dans le créneau voulu). Traditionnellement, le marché scatter (au moins 20% du temps d’antenne lui est réservé) coûte plus cher (de l’ordre de 30%), mais en cas de taux d’audience particulièrement décevants, les prix peuvent être bradés. A suivre, donc. D’évidence, les annonceurs font moins confiance aux professionnels de la télévision hertzienne, et les rapports de force se déplacent en faveur des premiers, dont les choix influencent non seulement quels programmes seront diffusés à la télévision américaine, mais aussi ce qui sera regardé dans le monde entier.
Les annonceurs ont plutôt résisté aux augmentations de prix demandées par les networks, ce qui a prolongé les négociations au-delà de la date butoir traditionnelle du 4 juillet dans les cas de NBC et d’ABC. Alors que NBC semble avoir progressé (2,1 milliards $ par rapport à 1,8 milliard $ l’année dernière, mais voir en-dessous) en demandant entre 7 et 8% de plus par tranche de 1000 téléspectateurs, les revenus publicitaires de CBS sont restés stables (entre 2,5 et 2,7 milliards $). ABC a totalisé, selon une estimation, 2 milliards $ (par rapport à 2,5 milliards $ en 2012), et Fox 1,8 milliard (2,1 milliards $ en 2012). En dernière position, le petit réseau CW (CBS, Warner, depuis 2006) revendique 400 millions $.
Plusieurs facteurs, selon les professionnels, menacent le modèle classique de l’industrie de télévision. Dans le premier semestre 2013, Netflix (voir en-dessus) a annoncé qu’il avait mis en streaming plus de 4 milliards d’heures de contenus, comparable en termes de volume à une grand réseau hertzien ; avec ses 29 millions d’abonnés, il joue dans la même ligue que des grandes chaînes câblées comme HBO et Showtime. La plus grande source de contenus en streaming, YouTube revendique 1 milliard de « visiteurs uniques » par mois, une augmentation de 50% par rapport à 2012. Selon la société de sondages Nielsen, YouTube touche plus de monde dans la catégorie porteuse des 18-34 ans que n’importe quelle chaîne câblée. Les plateformes de vidéos en ligne ont désormais leur propre marché upfront, avec 18 participants cette année. D’après eMarketer, le volume d’annonces pour vidéos en ligne accroîtra de 41% en 2013 (et de 40% de plus en 2014, pour un chiffre d’affaires de 5,7 milliards $), alors que le nombre de téléspectateurs (hertziens et câblés) dans la tranche 18-24 ans décroîtra par 7% en prime-time, et par 9% en deuxième partie de soirée. Une dernière menace potentiellement grave, le service Aereo, qui permettra aux abonnés de transférer les programmes diffusés par voie hertzienne dans leur ordinateur personnel, est actuellement contesté devant les tribunaux.
Mais le (lent) déclin de la diffusion hertzienne ne veut pas dire forcement le déclin du modèle économique qui la sous-tend, qui certes se fragmente de plus en plus, mais qui se maintient par rapport à d’autres supports, notamment la presse. On l’a vu, un marché de vente de l’espace publicitaire à l’avance existe déjà pour les plateformes en ligne ; bientôt il y aura en toute probabilité un marché upfront pour les appareils mobiles et pour les réseaux sociaux. Les programmes diffusés par les networks peuvent être consommés dans d’autres formats, et sur d’autres supports. Pour cette raison, ceux-ci ont commandé plus d’une centaine de pilotes cette année, nombre qui consacre un retour aux normes d’autrefois après être tombé à 71 en 2009. Alors que les téléspectateurs, surtout les jeunes, migrent vers d’autres écrans et d’autres plateformes, le modèle économique en vigueur migrera avec eux, tout en préservant pour des années à venir la position dominante de la télévision, qu’elle soit hertzienne ou câblée. Les quatre grands networks continuent à profiter de la rareté relative du temps d’antenne réservé pour les annonces en prime-time (18 minutes par tranche horaire, limite socio-cognitive?), seul créneau capable de toucher un public vraiment de masse, et mesurable comme tel. CBS et NBC ont participé cette année au marché upfront pour vidéos disponibles sur la Web. Le volume de revenus publicitaires annoncé ci-dessus par les deux networks, assez positif dans le cas de NBC, inclut pour la première fois le marché de la diffusion numérique.
Sources : « Advertising Age », mai 13, 2013 (« Broadcast TV is having a rough time« ) ; juillet 30, 2013, (« NBC finally wraps upfront with 20% volume increase« ) ; « Los Angeles Times », 1 août 2013 (« ABC completes 2013 upfront sales« ). Sites (en anglais) : adweek.com ; adage.com ; eMarketer.com
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)