Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles du côté des professionnels de la publicité et du marketing, véritables « intellectuels organiques » au sens d’Antonio Gramsci. Bien que totalement intégrés dans un système économique organisé autour de la maximisation des bénéfices du capital privé, ces professionnels sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » intéressants dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
Box Office : G.I. Joe 2, Iron Man 3, les blockbusters en Chine
Bien que sa sortie soit retardée pendant neuf mois, G.I. Joe : Retaliation (Conspiration en v.f.), a ramassé – assez bon résultat – 132 millions $ pendant la semaine de Pâques : 51,7 millions $ aux États-Unis, et 80,3 millions $ dans le reste du monde avec à la clé la version 3D. Le film, produit par Paramount, est sorti simultanément dans 53 pays, soit 75% du marché dit international (en dehors des États-Unis). Les meilleures recettes ont été obtenues en Russie avec 11 millions $, pratiquement toutes provenant de la version 3D. Manifestement, c’est dans le marché « international » que le 3D réussit le mieux. Le premier de la série, G.I. Joe : The Rise of the Cobra (2009), tourné uniquement en 2D, a gagné 303 millions $, divisés à parts égales entre le marché américain et le marché « international ». Paramount anticipe des recettes de l’ordre de 410 millions $ pour le deuxième de la série, pour un budget de production de 130 millions $. Pour la semaine de Pâques, 41% du public avait moins de 25 ans, et 68% était masculin. Grâce à ces résultats, un troisième G.I. Joe est en préparation.
Disney a confirmé qu’une autre version, plus longue, d’Iron Man 3 sera distribuée sur le marché chinois. Déjà dans la version « américaine », pour ne pas se mettre à dos le public chinois, de petites adaptations ont été faites. Dans le comic book Marvel original dessiné par Stan Lee (1964), le méchant qui cherche à déclencher la Troisième Guerre mondiale n’est autre que « le Mandarin », avatar non déguisé du « péril jaune » de jadis. Le réalisateur Shane Black avait d’abord rejeté ce personnage, le qualifiant de « caricature raciste », avant de décider de l’incarner par le comédien anglo-indien Ben Kingsley (Gandhi), solution de compromis (« un type qui se prend pour un Chinois »). Le patron du studio Marvel, Kevin Feige, gêné aux entournures, a expliqué dans Entertainment Weekly que le choix de Kingsley venait moins d’un désir de « capturer une origine ethnique spécifique que de montrer le symbolisme de plusieurs cultures et iconographies, et la manière dont il [sic] les pervertit à ses propres fins ».
Même si le film a été effectivement coproduit avec DMG Entertainment, une société de production basée à Beijing, Disney a décidé de ne pas demander un statut de coproduction lui permettant de contourner le système de quotas qui limite le nombre de films étrangers distribués (34 par an). Seulement cinq films (aucun américain) ont réussi à obtenir ce statut l’année dernière. Mais fort de ses 900 salariés, DMG peut prétendre au statut de société de production chinoise, du moins pour la version chinoise du film. Un Shanghai Disneyland devrait ouvrir ses portes en 2016, et les accords de coproduction bilatéraux se multiplient afin de contourner les quotas.
Les studios doivent accepter une longue liste de règles de censure avant de pouvoir sortir un film en Chine. L’année dernière, deux séquences ont été coupées du dernier James Bond, Skyfall : une dans laquelle un garde de sécurité chinois se fait assassiner (incompétence professionnelle jugée insultante par les censeurs) et l’autre qui contient une référence en passant à la torture subie par le méchant aux mains des autorités chinoises. Des séquences ont aussi été enlevées de Men in Black 3 (notamment quand Will Smith et Tommy Lee Jones neutralisent les convives dans un restaurant de Chinatown), Pirates of the Caribbean : At World’s End et Mission : Impossible 3. Dans un test du système des quotas qui fait date, Looper (2012, avec Bruce Willis et Joseph Gordon-Levitt), film relativement mineur (coût 30 millions $, recettes globales 176,5 millions $), également « coproduit » avec DMG, a été légèrement remanié avec des scènes supplémentaires se passant à Shanghai. Pour la version chinoise d’Iron Man, des séquences « chinoises » (quatre minutes avec un placement de produit, une marque locale de lait, qui explique la prouesse de l’héros) ont été ajoutées. L’actrice populaire, Fan Bingbing, qui a aussi été « ajoutée » à X-Men : Days of Future Past (Fox), aura un rôle réservé à la version chinoise. L’acteur Wang Xueji jouera un rôle mineur dans les deux versions. Quant au premier film de Quentin Tarantino à être pressenti pour une distribution en Chine, Django Unchained, ila été brusquement retiré des écrans le jour même de sa sorte prévue (11 avril), malgré des retouches réalisées à la demande de la censure (sang d’une couleur plus foncée ; taille des éclaboussures réduite).*
D’après les chiffres de la Motion Picture Association of America, la Chine, passée devant le Japon en 2012, est devenue le deuxième marché mondial en termes de recettes au box-office, reflétant l’émergence chez elle d’une importante classe moyenne urbaine, qui plus est spécialement friande de blockbusters en 3D. Un homme d’affaires issu du monde universitaire Bruno Wu (Wu Zeng) a lancé le projet d’un « Chinawood » dans la ville de Tianjin, près de Beijing, pour un investissement de 1,27 milliard $ provenant des capitaux publics et privés. Le réalisateur américain James Cameron (Titanic, Avatar) s’est impliqué dans le projet pour former des techniciens chinois aux dernières techniques du numérique et de la 3D relief.
Mettons d’abord les chiffres en perspective. La référence en termes de rentabilité (recettes de 1,5 milliard $ pour un coût de 220 millions $) pour les blockbusters action hero reste The Avengers (2012), qui a également fait figurer les héros des comic books Marvel. Le budget initial d’Iron Man 3 (140 millions $) a été porté à 200 millions $ dans l’espoir de capitaliser sur ce succès (en fait les recettes mondiales du film ont atteint 1 milliard $ vers mi-mai). Résumons pour d’autres films comparables :
Film | Date | Coût /millions $ |
B.O. USA /millions $ |
B.O. hors USA /millions $ |
B.O. global /millions $ |
---|---|---|---|---|---|
Batman | 1989 | 35 | 257,2* | 160,1 | 411,3 |
Titanic | 1997 | 200 | 658,6 | 1500 | 2158,6 |
Mission : impossible | 1996 | 80 | 181 | 276 | 456,7 |
Mission : impossible 2 | 2000 | 125 | 215,4 | 331 | 546,4 |
Mission : impossible 3 | 2006 | 150 | 134 | 263,8 | 397,8 |
Mission : impossible 4 | 2011 | 145 | 209,4 | 485,3 | 694,7 |
Matrix | 1999 | 63 | 171,4 | 292 | 463,5 |
Matrix 2 | 2003 | 150 | 281,5 | 460,5 | 742,1 |
Matrix 3 | 2003 | 150 | 139,3 | 288 | 427,3 |
Lord of the Rings 1 | 2001 | 93 | 313,3 | 556 | 869,3 |
Lord of the Rings 2 | 2002 | 94 | 339,8 | 583,5 | 923,3 |
Lord of the Rings 3 | 2003 | 94 | 377 | 742 | 1119 |
King Kong | 2005 | 207 | 218 | 332,4 | 550,5 |
The Hobbit | 2012 | 250-300 | 302,5 | 714 | 1016 |
Harry Potter | 2001 | 125 | 317,5 | 657,2 | 974,7 |
Harry Potter 2 | 2002 | 100 | 262 | 617 | 879 |
Harry Potter 3 | 2004 | 130 | 249,5 | 547,1 | 796,7 |
Harry Potter 4 | 2005 | 150 | 290 | 606,9 | 896,1 |
Harry Potter 5 | 2007 | 150 | 292 | 647,9 | 939,9 |
Harry Potter 6 | 2009 | 250 | 301,9 | 632,4 | 934,4 |
X-Men | 2000 | 75 | 157,3 | 139 | 296,3 |
X-Men 2 | 2003 | 110 | 215 | 192,7 | 407,7 |
X-Men 3 | 2006 | 210 | 234,3 | 225 | 459,4 |
X-Men 4 | 2009 | 150 | 179,9 | 193,2 | 373 |
X-Men 5 | 2011 | 160 | 146,4 | 207,2 | 353,6 |
Spider-Man | 2002 | 139 | 403,7 | 418 | 821,7 |
Spider-Man 2 | 2004 | 200 | 373,5 | 410,1 | 783,7 |
Spider-Man 3 | 2007 | 258 | 336,5 | 554,3 | 890,8 |
Avatar | 2009 | 280-300 | 760,5 | 2001 | 2782 |
G.I. Joe 1 | 2009 | 175 | 150,2 | 152,2 | 302,5 |
Inception | 2010 | 160 | 292,5 | 532,9 | 825,5 |
Tron Legacy | 2010 | 170 | 172 | 228 | 400 |
Thor | 2011 | 150 | 181 | 268 | 449 |
Captain America | 2011 | 140 | 178 | 173,5 | 351,5 |
Iron Man 1 | 2008 | 140 | 318,4 | 266,7 | 585,2 |
Iron Man 2 | 2010 | 200 | 312,4 | 311,5 | 623,9 |
Batman (7) Dark Knight | 2008 | 175 | 534,8 | 469,7 | 1004 |
Batman (8) Rises | 2012 | 250 | 448,1 | 632,9 | 1081 |
Green Lantern | 2011 | 200 | 116,6 | 103,2 | 219,8 |
Prometheus | 2012 | 130 | 126,4 | 276,8 | 403,3 |
Wrath of the Titans | 2012 | 150 | 83,6 | 218,3 | 301,9 |
The Avengers | 2012 | 220 | 623,3 | 888,4 | 1500 |
Skyfall | 2012 | 200 | 304,3 | 804,2 | 1108,5 |
Sources : données compilées à partir du site boxofficemojo.com (recommandé). Les chiffres officiels pour « The Hobbit » et « Avatar » n’ont pas été communiqués à ce jour. * Ajusté pour l’inflation du prix des billets = 506,8 millions $. Taux d’inflation générale aux États-Unis : 1 $ (1990) = 1,82 $ (2013) ; 1 $ (2000) = 1,36 $ (2013).
Le coût de production moyen pour ce genre de film se situe désormais – augmentation sensible depuis lé début de la décennie 2000 – dans une fourchette de 150 à 200 millions $, ce qui ne garantit pas son succès. Celui-ci tient à un facteur indéfinissable : non seulement faut-il atteindre une masse critique de recettes aux États-Unis (au moins deux fois les coûts initiaux), mais doubler ensuite ce chiffre sur le marché « international », avec des variantes de partage. Bref, à partir d’une mise de 200 millions $, le but est d’atteindre des recettes globales d’un milliard $. (Remarquons en passant le remarquable tir groupé de la saga Seigneur des Anneaux entre 2001 et 2003, doublant presque ce rapport « magique » de 1:5). Peu de films atteignent ce jackpot, mais même en deçà le blockbuster est un produit assez rentable (malgré un « navet authentique » dans le lot, Green Lantern (2011)) ; en plus des recettes provenant des entrées en salle, il y a les marchés de télévision, de DVD, et de produits dérivés. Contre cela, il faut compter les frais de promotion, qui peuvent monter jusqu’à la moitié des frais initiaux. Le problème pour les producteurs peut se résumer ainsi : comment faire un produit qui plaît d’abord (massivement) à un public américain, mais encore plus à un public non américain, étant donné que le premier public n’est plus de taille suffisante pour en assurer (vraiment) la rentabilité ?
La conquête du marché international est passée par une « dépsychologisation » ou « avatarisation » des personnages, allant jusqu’à la neutralisation des origines, de même à franchir plus facilement les frontières séparant des cultures différentes. C’est la thèse que j’ai avancée dans mon livre sur les séries télévisées dont un article-résumé se trouve ici sur le site. Une des caractéristiques du cinéma commercial depuis les années 1960 (en commençant par la série des James Bond qui continue à ce jour contre toute attente) est l’importance des moyens consacrés aux genres (aventures, science-fiction, fantastique) dérivés des feuilletons de cinéma et des comics des années 1930 et 1940 (Flash Gordon, Superman, Batman). La saga de La Guerre des Etoiles continue cette tradition dans laquelle une forme culturelle méprisée devient un support idéal pour les technologies numériques qui, plus que les scénarios, propulsent ce genre de film, et qui le font vieillir assez rapidement (ce qui pose problème pour la critique : voir l’article de Cédric Donnat ce mois-ci). L’actualisation des action heroes issus des comics Marvel des années 1960 s’inscrit dans cette stratégie depuis le début des années 2000, avec des budgets de plus en plus importants pour un retour plutôt déclinant. Un parallèle se trouve dans la musique rock qui a conquis le monde en adaptant aux nouvelles techniques d’enregistrement (bandes multi-pistes) une forme populaire dérivée d’une autre forme américaine « pauvre », le blues ; c’est l’épuisement formel et esthétique de ce filon qui a été l’un des facteurs dans le déclin de l’industrie du disque. Le cinéma des blockbusters inspiré par les héros des comics risque le même assèchement. Au-delà de ses problèmes anecdotiques avec la censure, la production de ce type de film doit désormais tenir en compte les goûts du public chinois. En effet, la croissance du marché chinois est essentielle pour l’avenir du genre.
Finalement, il faut noter que l’expansion « horizontale » du blockbuster (dans les marchés internationaux) se fait au prix d’une pénétration « verticale » relativement étroite : le cœur de cible est le jeune mâle de vingt ans.
Sources : variety.com ; « Libération » 3 avril 2013, p. vi (Didier Péron) ; « Libération », 12 avril 2013, p. 27.
* note ajoutée le 13 mai 2013: Django Unchained a été reprogrammé depuis le 12 mai dans les cinémas chinois.
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)