Apparus sur le marché des logiciels pour la composition musicale à l’image, les orchestres virtuels reproduisent par échantillonnage, pupitre par pupitre, l’étendue des notes et des principaux modes de jeux des instruments acoustiques de l’orchestre symphonique classique. Le réalisme des compositions dépend en très grande partie de la gestion des articulations, qui rendent les nuances de jeu moins mécaniques : glissandi, sostenuto, con legno, et modes de jeux modernes comme l’utilisation de tempéraments non égaux (gamme en quart de ton, clusters en intonation juste…).
Grand compositeur français joué dans le monde entier, auteur de nombreuses pièces électroacoustiques et pour orchestre, Jean-Claude Eloy (voir son site ici [1]) a aussi composé pour le cinéma, notamment pour Jacques Rivette (La religieuse en 1966), et plus récemment pour Gaspard Noé (Enter the void en 2010). Suite à mon article sur la bande sonore du film Gravity, et au très pertinent commentaire posté par Jean-Claude Eloy concernant l’orchestre virtuel, j’ai voulu approfondir le sujet dans un entretien avec lui.
JBF : C’est en fait sous l’impulsion d’une demande de l’industrie du cinéma que les orchestres virtuels ont pu être développés.
JCE : Oui, et je ne cesse de dire que ce n’est malheureusement pas grâce à la musique contemporaine que ce développement a pu se faire ! Il faut des budgets conséquents pour fabriquer ce genre d’outil, car, outre le fait qu’il faut trouver des programmeurs, des ingénieurs du son et des instrumentistes de talent, il faut aussi rentrer dans ses frais. En tant que compositeurs contemporains, nous pourrions récupérer à notre compte ces inventions commerciales en les tirant dans une autre direction esthétique. Je ne possède pas personnellement l’un de ces logiciels d’orchestre, mais si j’étais jeune, je me lancerais certainement dans cette direction.
J’ai souvenir, dans ma jeunesse, que l’orchestre était une chose très difficilement abordable. Il fallait déjà que le conservatoire ait un orchestre à disposition, et je me souviens que la première fois que j’ai été joué par un orchestre, c’était par celui du conservatoire, pour un concours de composition. Le résultat a été épouvantable ! À l’époque, lorsqu’on n’était pas soi-même chef d’orchestre, il était très difficile pour un jeune étudiant de pouvoir travailler avec un ensemble ; de pouvoir faire des essais, des expérimentations dans un réel échange avec les musiciens.
JBF : En anglais, on nomme aussi ironiquement ces outils « fake orchestra » (orchestre contrefait). Il y a dans cette formule l’idée que l’on n’arrivera jamais à remplacer l’orchestre humain, qu’en pensez-vous ?
JCE : L’idée n’est pas pour moi de vouloir copier l’orchestre symphonique, mais plutôt de s’en servir comme source, tout en restant inventif. Je sais par exemple que l’un des obstacles majeurs à l’utilisation de l’orchestre contemporain est le changement des configurations de l’ensemble orchestral. Je me souviens que le compositeur Gilbert Amy, qui fut aussi directeur de l’Orchestre philharmonique de Radio France, avait proposé un orchestre à flexibilité variable : l’idée était de pouvoir diviser l’orchestre en petites formations indépendantes ou de rajouter des musiciens supplémentaires pour des dispositifs orchestraux de grande envergure (comme certaines œuvres de Mahler par exemple). Cette idée est maintenant aisément réalisable avec les instruments virtuels, laissant libre cours à la créativité du compositeur, mais pas dans la réalité !
JBF : Pour l’heure, nous sommes un peu comme à l’époque de l’apparition des synthétiseurs où la majorité des musiciens s’en servaient pour imiter les instruments traditionnels tels que l’orgue et le piano. En ce sens, l’orchestre virtuel hollywoodien à base d’enregistrements n’est pour l’instant qu’un ersatz…
JCE : Oui, mais il est possible qu’il y ait des progrès du côté de la synthèse, afin d’obtenir des outils vraiment flexibles, notamment avec la synthèse par modélisation physique inventée dans les années 1980, où l’on pouvait créer des instruments totalement nouveaux tout en gardant un aspect naturaliste au son.
JBF : Socialement parlant, ces orchestres virtuels censés remplacer les musiciens posent quelques problèmes, non ?
JCE : Oui, c’est un changement sociologique fondamental de la destinée de la musique et de la manière de la faire, mais je pense que c’est une approche démocratique absolument incontournable. Dans la configuration d’un orchestre réel, dans une salle, avec sa culture de très haute qualité héritée du passé, on reste toujours un peu élitiste, alors que ces nouveaux outils ouvrent la porte à une approche beaucoup plus collective et démocratique. Je ne pense pas que ces nouveaux outils supprimeront les vrais orchestres qui représentent une tradition extrêmement riche et profonde, pleine de chefs- d’œuvre. Je pense que les orchestres deviendront des musées, où l’on aura accès aux musiques des siècles passés, jouées par des musiciens très expérimentés.
Après tout, les peintures du Louvre n’ont pas disparu à l’invention de la photographie ! Mais il faut savoir que l’orchestre symphonique n’évolue plus aujourd’hui. Il a évolué jusqu’à Stravinsky, Messiaen, Bartok, puis encore sous l’impulsion de Stockhausen, Boulez, Xenakis, Berio, Nono… De nos jours, vu les grandes difficultés pour monter des œuvres avec de nouvelles configurations, de nombreux jeunes compositeurs se contentent de créer des œuvres pour un orchestre configuré classiquement, sans chercher à modifier les instruments, à en introduire de nouveau, à modifier leur positionnement dans l’espace, ni à employer plusieurs chefs d’orchestre par exemple. Par expérience, je sais que demander quatre piccolos dans un orchestre, c’est comme demander la lune ! Et aussi, demander à un musicien d’utiliser un instrument légèrement différent du sien amène syndicalement un surcoût, souvent refusé au compositeur. L’orchestre symphonique m’apparaît donc aujourd’hui comme bloqué, dépassé. J’ajouterais qu’un orchestre normal est fait pour sonner magnifiquement de manière tonale, ce qui suggère aux compositeurs qui veulent être joués de modifier leur musique en ce sens, de rester dans un certain conformisme. J’ai eu personnellement, dans le passé, plusieurs expériences terribles avec des orchestres, et c’est une des raisons qui m’ont fait me tourner vers l’électronique, dès la fin des années 1970.
JBF : Vous qui avez l’expérience de l’écriture orchestrale, si vous utilisiez l’un de ces orchestres virtuels, quel usage sonore en feriez-vous ? L’utiliseriez-vous pour créer de nouveaux sons ou pour s’en servir comme d’un orchestre réel ?
JCE : J’essaierai de m’appuyer sur ce que je sais de l’orchestre en multipliant les configurations, pour développer mes orchestrations. Je ne chercherai pas à manipuler électroniquement les sons. On pourrait imaginer par exemple de composer pour plusieurs orchestres, avec des dispositions spatiales précises, ce qui demanderait des moyens énormes dans la réalité, et probablement une salle qui n’existe pas. J’essaierai de ne pas aller contre l’orchestre, mais plutôt de développer celui-ci en repoussant ses limites.
JBF : Si je résume bien, on peut dire qu’il y a trois utilisations possibles de ces nouveaux outils : la première est celle de l’industrie cinématographique, où le virtuel remplace le réel pour des questions économiques ; la seconde, qui semble être la vôtre, où l’orchestre est augmenté, il devient modulable dans ses configurations ; et une troisième, où l’orchestre virtuel dépasse ses limites physiques en se comportant comme un « synthétiseur acoustique » avec des modes de jeux et des instruments modifiés impossibles en réalité.
Je fais maintenant écouter à Jean-Claude Eloy un extrait de La Mer de Debussy, fait par la « Vienna Symphonic Library », un logiciel phare parmi les orchestres virtuels commerciaux.
JCE : C’est bluffant ! Les sons sont tout à fait convaincants, et si j’entendais ça à la radio, je ne penserais pas du tout qu’il s’agit d’un orchestre virtuel. Ce qui me manque cependant à l’écoute, c’est l’interprétation : une émotion qui n’est pas tout à fait là, et une certaine raideur dans les tempos. On est finalement trop proche de la partition de Debussy, mais ironiquement, c’est peut-être une version qui aurait beaucoup plu à … Debussy ! (rires). Cela nous ramène finalement au mystère de la musique et de l’interprétation ; ces allers-retours entre quelque chose de fixé et quelque chose qui est sur le champ vécu dans la manière de créer le son. C’est là l’une des grandes différences entre le réel et le virtuel. Mais les orchestres virtuels n’en sont qu’au début de leur existence, et il est fort probable que, sous l’impulsion de l’audiovisuel, une évolution majeure dans les articulations et les nuances perfectionnera ces instruments.
Il semble que le problème posé soit le même en ce qui concerne l’intelligence artificielle. Pour les orchestres comme pour l’intelligence, on commence d’abord par vouloir reproduire et imiter le modèle. On essaie de construire des orchestres numériques qui vont reproduire à la perfection le modèle acoustique, tout comme on essaie de reproduire des mécanismes de réflexion, de pensée, et d’expression, semblables aux mécanismes du cerveau humain.
Au fur et à mesure des progrès, on prend conscience que l’imitation n’est pas encore absolument parfaite. Donc, on continue avec la volonté de perfectionner. C’est comme l’exemple de Debussy que vous m’avez fait écouter qui est, sous certains aspects, meilleur que les orchestres réels. Mais en même temps, ce qui leur manque est une qualité irrationnelle (qu’on appelle humaine). En musique, c’est la science du rubato, une certaine imperfection… Pour l’intelligence (alors que les ordinateurs battent désormais les champions du monde aux échecs), c’est quelque chose qui relève de l’imagination, d’une certaine forme du chaos de cette conscience et des connexions innombrables et exceptionnelles que le cerveau humain est capable d’établir à l’intérieur de ses propres capacités et de son circuit. Toutes ces constatations amènent les chercheurs à décider que l’imitation parfaite d’un orchestre ou d’un cerveau humain est hors de portée et restera (peut-être toujours ?) hors de portée. Donc, on décide que l’intelligence artificielle aura désormais pour but de créer de « nouveaux outils d’intelligence », basés sur l’humain et sur ses mécanismes, mais qui seront comme un supplément.
De même pour les orchestres… Les orchestres virtuels ouvrent le champ vers des orchestres « créatifs » : des orchestres qui seront différents des orchestres réels, et dont on acceptera les différences, qui pourront nous emmener vers des domaines impossibles à explorer dans la réalité. Donc pour l’intelligence artificielle : différente de la nôtre, et qui sera autant d’outils complémentaires qui permettront d’explorer au-delà de certaines limites de l’intelligence humaine. Des intelligences qui seront comme des outils supplémentaires à l’intelligence humaine. Pour les orchestres virtuels, c’est à mon avis la meilleure définition, et le meilleur but que l’on puisse leur attribuer. C’est en cela qu’ils vont « continuer l’histoire », cette même histoire qui reliait Berlioz et Wagner à Adolphe Sax, Chopin à Pleyel, Beethoven aux fabricants de pianoforte, et qui se continuera à travers toutes ces marques actuelles qui se sont spécialisées dans le sampling, la synthèse virtuelle, etc. Et qui vont de plus en plus grandir en élargissant le champ social, qui s’applique encore actuellement aux orchestres réels (devenu difficilement accessibles aux compositeurs), offrant à une grande quantité de compositeurs des accès nouveaux et de plus en plus démocratiques.
JBF : Vous avez aussi composé pour l’image…
JCE : Oui, d’abord avec Jacques Rivette pour La religieuse en 1966, car Pierre Boulez n’avait pas le temps de le faire, et comme j’étais son ancien élève, il m’avait recommandé auprès de Rivette. J’ai travaillé pour lui une fois le film achevé, ce que je trouvais dommage, car j’aurais aimé travailler avec lui plus en amont ; mais c’est souvent le cas au cinéma. Le plan de travail fourni par Rivette était cependant très précis, avec des minutages au 24e de seconde près. J’ai d’ailleurs appris une chose intéressante avec la monteuse de Rivette, Denise de Casabianca : elle trouvait mes calages de musiques trop précis et les acteurs prenaient alors l’allure de robots, mais en décalant d’une ou deux secondes mes musiques, tout paraissait beaucoup plus naturel à l’image ! J’ai ensuite fait quelques minutes de musique originale pour L’Amour fou de Rivette, en 1968.
J’ai aussi travaillé pour le film La spirale d’Armand Mattelart, qui souhaitait utiliser des fragments de ma pièce Faisceaux-Diffractions. Comme il s’agissait d’un film militant, j’ai renoncé à mes droits SACEM. C’est Chris Marker qui m’avait présenté à l’équipe de réalisation de Mattelart : une équipe entièrement féminine et très militante.
Beaucoup plus récemment, c’est Gaspard Noé qui a souhaité utiliser ma musique pour son film Enter the void en 2010. Il avait entendu mes pièces électroacoustiques Shanti et Gaku no michi et voulait utiliser des fragments qu’il souhaitait mixer dans une bande-son déjà existante. Là aussi, le travail avec mes musiques s’est fait une fois le film monté.
À ce propos, à l’époque où je travaillais pour Rivette, il m’a présenté à Jean-Luc Godard à qui j’avais confié mon désir de travailler dès l’origine d’un film avec un cinéaste. Mon idée était que de composer sur un film déjà terminé me semblait beaucoup moins créatif du point de vue musical. Je prenais-là exemple sur l’étroite collaboration entre Eisenstein et Prokofiev, qui s’échangeaient des graphiques, des plans de travail. Godard m’a répondu que lui, lorsqu’il avait besoin de vingt minutes de musique, il téléphonait à Georges Delerue qui lui en composait pour vingt minutes, et qu’ensuite, il taillait dedans suivant ses besoins. Godard me confia que la seule solution pour moi était que je fasse mes propres films ! Je pense aujourd’hui qu’il avait tout à fait raison.
JBF : Vous avez donc voulu réaliser des films ?
JCE : Il aurait fallu pour cela que je puisse maîtriser la technique cinématographique, mais à l’époque, c’était un secteur complètement professionnalisé, inabordable. J’avais en outre, ma carrière de compositeur à assumer. Mais si j’étais jeune aujourd’hui, il serait plus facile de s’y mettre, et je mixerais mes musiques avec mes propres images.
JBF : Quelle est pour vous, la différence entre composer vos œuvres personnelles et composer pour l’image ?
JCE : La musique et l’image sont deux choses très délicates à joindre. Il faut les articuler de manière à ce que l’un ne tue pas l’autre. Certaines musiques « tuent » le film, elles ne doivent pas prendre toute la place. Par contre, d’autres musiques plus discrètes, et qui seraient insuffisantes en concert, fonctionnent très bien, car elles nous laissent absorber les informations de l’image. Il s’agit en fait d’un contrepoint finement calibré, d’où l’importance pour le musicien, de travailler de concert avec le réalisateur.
JBF : Certains compositeurs « d’avant-garde » comme Boulez et Xenakis portaient pourtant un regard assez condescendant sur la musique de film. Qu’en pensez-vous ?
JCE : Ils avaient des réserves normales pour leur époque, car il est vrai qu’une large partie des musiques de film relèvent toujours du secteur commercial, hélas ! Mais aujourd’hui, ce n’est plus ma position, et je pense même que j’aurais dû faire plus pour composer à l’image. Aujourd’hui, l’audiovisuel nous entoure presque entièrement, et je vois un avenir spécifique pour la musique à travers les nouvelles technologies de l’image. J’aime toujours la musique pure, et je pense que là encore, le besoin d’approfondir par une écoute très intense et soutenue est indispensable, et doit être encore développé et cultivé, notamment pour toutes les musiques électroacoustiques, acousmatiques, c’est-à-dire celles où l’œil n’intervient pas. Mais ces deux évolutions parallèles me semblent inéluctables, car elles sont entièrement dues aux évolutions des nouvelles technologies, très largement démocratisées dans tous les pays du monde. Et si je vivais une seconde vie, je produirai de la musique… et des images !
Paris, décembre 2014.
[1] On conseille vivement à nos lecteurs fans de musique électro (ou de rock) de découvrir les œuvres de Jean-Claude Eloy, infiniment plus puissantes, ouvrant un horizon imaginaire utopique, pas si difficiles que cela pour ceux qui s’offrent le plaisir de faire de nouvelles expériences musicales.
On pourrait commencer par cet extrait de Shanti (1973).
(Note de l’éditeur).
Lire les autres articles de Jean-Baptiste Favory
FAVORY Jean-Baptiste, « L’orchestre virtuel et la musique de film. Entretien avec le compositeur Jean-Claude Eloy par Jean-Baptiste Favory », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2015, mis en ligne le 1er janvier 2015. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/orchestre-virtuel-musique-film-entretien-jean-baptiste-favory-jean-claude-eloy/
Jean-Baptiste Favory est musicien et compositeur de musique électroacoutique. Il a également composé pour des documentaires et des pièces de théâtre. Derniers disques parus : Unisono (Entr’acte, 2010) ; Big Endings (Entr’acte 2009) ; Des sphères (Monotype, 2008). site perso : http://eljibi.free.fr/