Plusieurs logiciels permettent depuis 2000 une émulation réaliste de l’orchestre classique à moindres frais. Si l’immense majorité des compositeurs de cinéma et de télévision les utilise dans le but de simuler le son symphonique, il n’en va pas tout à fait de même pour la bande originale du film Gravity.
Ces orchestres sur disque dur reproduisent par échantillonnage, pupitre par pupitre, l’étendue des notes et des principaux modes de jeu des instruments acoustiques de l’orchestre symphonique classique. Le « réalisme » des compositions dépend en très grande partie de la gestion des articulations, qui rendent les nuances de jeu moins mécaniques (glissando, sostenuto, col legno), et l’utilisation de tempéraments non égaux (gamme en quart de ton, clusters en intonation juste…). C’est précisément la possibilité d’utiliser l’orchestre virtuel en repoussant les limites du « jouable » qui me semble le plus intéressant, celui-ci se révélant toujours moins bon lorsqu’il s’agit de nous faire croire à un véritable orchestre…
Dans Gravity, on distingue trois grands thèmes musicaux en relation avec le scénario : action/suspens, la promesse et l’arrivée des débris, le vide de l’espace. Ces trois thèmes diffèrent légèrement par le type de sons utilisés, mais surtout par la densité obtenue par leur accumulation progressive.
Dans la section « action/suspens », les percussions du début reproduisent les battements du cœur, comme entendu par les cosmonautes à l’intérieur de leur casque, et c’est dans le registre bas du spectre sonore que commence cette séquence. L’accumulation progressive de sons concrets et orchestraux (filtrés) cherche à provoquer une sensation angoissante d’étouffement, peu de réverbérations sont utilisées à ce moment. Les sons orchestraux filtrés électroniquement sont parfois joués à l’envers, la stéréo est très élargie pour obtenir un champ sonore qui paraît énorme. Les sons de synthèse sont mélangés harmoniquement aux sons orchestraux et, contrairement à beaucoup de musiques de film, sont soulignés par un volume assez fort dans le mixage. Il n’y a aucune mélodie reconnaissable, mais une lente progression harmonique vers l’aigu du spectre sonore.
Le vide lui, est suggéré avec plus de finesse qu’à l’habitude dans une musique hollywoodienne. Il y a tout d’abord des sons ponctuels suraigus, ressemblant aux acouphènes qu’on entend parfois dans des moments de grande tension interne, dans le silence. Des instruments virtuels sont traités électroniquement de manière outrée (trémolos, filtrage, phasing). Des sifflements d’effet larsen apparaissent de manière erratique, et seule une voix de femme, très lointaine et réverbérée, exprime la dérive solitaire dans l’espace. Pendant cette séquence, le volume général est assez restreint.
La promesse, puis l’arrivée des débris sont principalement traduites par un volume sonore augmentant jusqu’à la saturation complète du spectre sonore. Un motif joué par les cordes virtuelles en ostinato nous place en situation d’attente, tandis que des sons de percussions ressemblant à des coups de fouet arrivent lentement dans l’espace stéréophonique de manière aléatoire, accroissant l’effet d’insécurité pour le spectateur. Une lointaine trame de sons fixes dans les basses suggère la puissance de la menace à venir, c’est la promesse de destruction…
Au moment de la catastrophe, un silence mortifère constitue l’apogée sonore, le point d’orgue de la séquence, comme si l’extrême violence des chocs ne pouvait plus être représentée par la bande-son, arrivée au maximum de la saturation possible. Il s’agit-là d’un effet déjà utilisé dans le film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, au cours de la séquence où l’ordinateur Hal 9000 commet son premier assassinat, soit un effet musical connu depuis bien longtemps, où le silence, ultime frontière du son, souligne avec violence un changement brusque, un fait inévitable.
Dans Gravity, on n’a pas affaire à une bande-son où musiques et sons cheminent séparés, mais bien à une représentation assez organique, puisqu’il n’y a pas de sons dans l’espace, et que l’on ne peut les entendre qu’au travers du casque des personnages. Ce parti pris, quasi inutilisé dans le cinéma de science-fiction (voir en contrepoint l’espace très bruyant de La Guerre des Étoiles) souligne l’agoraphobie ressentie dans l’espace. La bande originale, qui a gagné un Oscar, est due au Britannique Steven Price, ancien guitariste de studio, et sound editor pour Howard Shore sur la trilogie Lord of the Rings (Peter Jackson). L’orchestre virtuel représente ici le seul reliquat de la bande-son classique, indiquant par des codes archiconnus les moments d’action, d’émotions, etc., mais leur traitement d’égal à égal avec la synthèse sonore et le design sonore fait tout de même ressortir la bande originale de Gravity comme quelque chose d’inhabituel : une hybridation intéressante menant à une immersion encore plus grande du spectateur dans le film.
Jean-Baptiste Favory est compositeur de musique électroacoustique. On peut consulter son site ici.
FAVORY Jean-Baptiste, « L’orchestre virtuel dans « Gravity » – Jean-Baptiste FAVORY », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2014, mis en ligne le 1er octobre 2014. URL : https://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/orchestre-virtuel-gravity-jean-baptiste-favory/
Jean-Baptiste Favory est musicien et compositeur de musique électroacoutique. Il a également composé pour des documentaires et des pièces de théâtre. Derniers disques parus : Unisono (Entr’acte, 2010) ; Big Endings (Entr’acte 2009) ; Des sphères (Monotype, 2008). site perso : http://eljibi.free.fr/
Bravo pour ton article clair et sympa. Je crois aussi que l’avenir de l’orchestre symphonique est dans cette hybridation des orchestre virtuels avec le sound-design. C’est une sorte de dépassement et sublimation de l’orchestre symphonique tel que nous l’avons connu, qui le rend plus accessible, plus créatif (sans conflits avec les musiciens des orchestres !!!…) et qui peut se manifester au-delà de leurs lieux géographiques de références (philharmonies, etc.) ; donc accessible à des millions de compositeur. Il s’agit donc bien d’une “révolution démocratique”. Et même si actuellement la majorité des compositeurs qui utilisent ces possibilités sont plutôt tournés vers des musiques + / – commerciales, si j’avais vingt ans aujourd’hui je me tournerai dans ces directions là (et d’autres musiciens, d’une formation plus solides et “savantes” le feront). Ce qui m’éviterai toutes les pénibles mésaventures sociales que j’ai connu avec les éditeurs et les (vrais) orchestres tout au long de ma vie…
Je pense réellement que le futur de l’orchestre est là. Notamment (comme tu le dis) les échelles en micro-tons. Quand je vois mes copains, très sérieux et très engagés, qui se sont efforcés toute leur vie de faire accorder les orchestres en sixième de ton !… Quel travail ! Et quelles difficultés ! Les historiens constatent qu’avec l’orchestre symphonique, l’histoire enregistre la présence des compositeurs à ses côtés pour le faire évoluer depuis pratiquement Beethoven (qui “dirige”, alors que ce n’était pas tellement l’habitude, et inaugure le “chef d’orchestre romantique”, dont l’importance s’amplifie jusqu’à notre époque) ; puis l’apparition de nouveaux instruments et techniques à travers Berlioz, Wagner, Stravinsky, et beaucoup d’autres jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle (Boulez – harpes en quart de ton -, Stockhausen – spatialisation -, etc.). Et ces mêmes historiens constatent désormais cette énorme immobilisation depuis plusieurs décennies, avec le retour vers une sorte de “restauration symphonique” néo-tonale (et c’est vrai que l’orchestre symphonique sonne parfaitement bien avec les musiques tonales, puisqu’il a été fait pour cela !). C’est la preuve que le phénomène historique du “développement de l’orchestre symphonique” est obligé de basculer vers les nouvelles technologies, et donc “échappe” totalement et concrètement à l’orchestre “réel”… lequel ne pourra devenir qu’un musée… Les orchestres symphoniques poseront des problèmes sociologiques majeurs, parce qu’il sera difficile de les “fermer” comme des mines de charbon !
amicalement,
Jean-Claude Eloy
Site perso : http://www.eloyjeanclaude.com/
NDE : Ancien élève de Pierre Boulez, Jean-Claude Eloy est un compositeur français majeur de pièces orchestrales et depuis 1972, électroacoustiques (« Shanti », 1972-3 ; « Gaku-no-michi », 1977-8 ; « Anâhata », 1984-6). Il tente d’effectuer la synthèse entre musique orientale et musique occidentale.