Il ne s’agit pas ici d’un article proprement dit, mais plutôt d’un recueil de citations non exhaustives proposé par le webmaster autour de la question : quel est le référent cinéma dont traitent T.W. Adorno et Max Horkheimer dans le texte inaugural sur la Kulturindustrie ? La même question se pose dans d’autres essais solo d’Adorno à propos du jazz.
Contenu
Les standards
Dans La Production industrielle de biens culturels (Kulturindustrie) de T.W. Adorno et Max Horkheimer, les films ou auteurs ou producteurs cités sont d’abord des noms de firmes : Warner Brothers, Metro Goldwyn Mayer, Pathé, Gaumont, des noms de producteurs comme Daryl Zanuck, des noms de standards industriels comme le Code Hays qui est d’abord un code professionnel d’autocensure établi à Hollywood en 1934 après le scandale Faty Arbuckle, des noms de stars de l’époque comme Mickey Rooney ou Victor Mature pour les péplums, des personnages de dessins animés : Donald et Betty Boop, mais aussi des grands noms du « septième art » : Orson Welles ou Charles Chaplin. Ainsi, on trouve dans l’ordre d’entrée en texte :
– Warner Brothers ;
– Metro Goldwyn Mayer .
Les avantages et les désavantages dont discutent les connaisseurs ont pour seul but de maintenir chez le public l’illusion de la concurrence entre les firmes et du choix. Il en est de même pour les productions des Warner Brothers et de la Metro Goldwyn Mayer . (Adorno, T. W., Horkheimer, M., La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, « Tel » (traduction française Eliane Kaufholz), 1974, p. 132)
Pour savourer cette citation, outre le coup de patte aux connaisseurs du cinéma comme une analogie avec celui donné aux connaisseurs du jazz, il faut se rappeler qu’à Hollywood, la Metro Goldwyn Mayer était une Major très grand public familial. « La MGM présentait un monde de rêve. Tout était idéalisé et un peu romantique. » (Interview de Gregory Peck dans Histoire du cinéma américain de Martin Scorsese). Sur le rapport entre les studios et leur cœur de cible :
Chaque studio avait certes ses spécialités et son public. Les films subtils ou somptueux de la Paramount visaient une classe supérieure. La MGM offrait à la classe moyenne comédies, drames et musicals. La Warner s’attirait la classe populaire par des productions rapides et sans prétention. Mais chaque studio mettait tous les genres à son catalogue et l’organisation ne différait pas sensiblement de l’un à l’autre. (A. Kaspi, C. J. Bertrand, J. Heffer, La Civilisation américaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 168)
Par ailleurs, on retrouve cette idée-force en filigrane de la publicité comme média idéologique et paradigme des autres médias de masse : illusion de la concurrence de celui qui peut payer les droits exorbitants que réclament les agences de publicité. Idée d’une terrible actualité dans un monde où les publivores ont leur festival et leur « culture pub », essayant de réaliser la terrible prédiction d’Adorno : « La publicité devient l’art par excellence . ».
– Orson Welles cité et traité plus haut ;
– Daryl Zanuck .
Daryl Zanuck, à Hollywood, s’était fait à la Fox une spécialité de films à intentions sociales ou films à thèse pour reprendre les expressions d’Adorno et Horkheimer, ce qui ne confère à ces films, aux yeux de nos deux auteurs, aucune distinction :
Les formes figées telles que le sketch, le récit bref, le film à thèse, les “tubes” sont la moyenne normative du libéralisme avancé, toujours imposée sous la menace. (Adorno, T. W., Horkheimer, M., La Dialectique de la raison, opus cité, p. 143)
Quand le chiasme croise le paradoxe :
Le code Hays ne fait que confirmer le rituel déjà instauré par l’industrie culturelle : le supplice de Tantale. Les œuvres d’art sont ascétiques et sans pudeur, l’industrie culturelle est pornographique et prude . (Ibid., p. 149)
Sur le code Hays, Mickey Rooney, Greta Garbo, Donald et Betty Boop :
L’attachement funeste du peuple pour le mal qu’on lui fait va même au-devant de l’astuce des autorités. Il est plus fort même que le rigorisme du Code Hays ; c’est lui qui, durant de grands moments historiques, a encouragé des instances plus importantes dirigées contre lui : ainsi la terreur des tribunaux. Il soutient Mickey Rooney contre Garbo la tragique et Donald Duck contre Betty Boop. (Ibid., p. 142-143)
À Hollywood, Adorno et Horkheimer font déjà rimer industrialisation et création de normes et de standards.
En termes de projet idéologique , cette citation traite de « clonés » avant l’heure les muscles de Victor Mature (La Tunique, premier film en cinémascope, Les Gladiateurs (suite de La Tunique), Samson et Dalila de Cecil B. DeMille) et les rictus de Mickey Rooney (célèbre pour une série enfantine avec Judy Garland) :
les physionomies produites synthétiquement montrent bien que l’on a déjà oublié ce qu’était la notion de vie humaine. Pendant des siècles, la société s’est pour ainsi dire préparée pour les Victor Mature et les Mickey Rooney. Leur œuvre de dissolution est en même temps un accomplissement . (Ibid., p.164-165)
Cette insistance sur la cinégénie idéologique des muscles quasi bodybuildés de Victor Mature est là encore d’actualité, mais au cœur même du processus d’industrialisation esthétique. Et si la société s’était préparée pour les Victor Mature, ne se réalise-t-elle pas dans les Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, rois du body-building, déjà clones d’eux-mêmes et permettant à l’industrie de les cloner une deuxième fois en image de synthèse pour les besoins d’un film comme True Lies ? À propos de Victor Mature, et par honnêteté intellectuelle, le cinéphile ne peut s’empêcher de penser au film de John Ford My darling Clementine (« La Poursuite infernale ») où l’acteur, habillé, sans effets de muscles, campe un « doc » John Holliday « de légende ».
Les genres cités
– Le film à thèse , films à intentions sociales ;
– Les dessins animés ;
– Le film policier ;
– Le rire (films comiques) ;
– Les films érotiques ;
– Le film d’actualités ;
– Le cinéma tragique .
Dans cet article Kulturindustrie, fondateur d’un nouveau champ, outre les auteurs, les films, les maisons de production, un sort particulier est fait aux genres constitutifs de la machine Hollywoodienne, c’est-à-dire de l’industrie culturelle cinématographique américaine. Et cette logique des genres y est analysée à partir d’une véritable immersion sur le terrain. Quand on relit de près le texte, on s’aperçoit qu’entre les anathèmes, il y a une connaissance de l’intérieur de cette industrialisation et de sa volonté hégémonique. L’insistance sur les genres éclaire ce qui fait le cœur du système de production et en même temps celui de l’instrumentalisation du récepteur. Cette liaison entre logique de production et logique de réception est plus que jamais d’actualité.
Dans le même essai, se profile aussi, non pas l’idée d’un martyrologe de type Deleuzien, mais une notion de rendez-vous manqué (notamment pour le dessin animé) ou d’une promesse sinon artistique, du moins de relative liberté : les films de série B.
À ce propos, comme pour beaucoup de problèmes du cinéma actuel, notre objection ne vise pas la standardisation en soi, car des productions telles que les films de gangsters, les westerns, les films d’horreur, qui ne font pas mystère de leur modèle, ont fréquemment un pouvoir distrayant supérieur à celui des productions prétentieuses dites de première classe. Seule est mauvaise la standardisation de ce qui se prétend unique ou, inversement, le schéma que l’on déguise pour lui conférer un caractère unique. (Ibid., p. 26-27)
Un rendez-vous manqué
Le dessin animé, avant sa réification en genre, par sa liberté créatrice qui rappelle le geste artisanal de l’écrivain : des feuilles de crayon, du papier, une volonté même limitée de s’émanciper du statu quo, de faire éclater la maudite continuité, ne dégageait-il pas le parfum du caractère autonome de l’œuvre d’art ?
Les œuvres d’art se détachent du monde empirique et en engendrent un autre possédant son essence propre, opposé au premier comme s’il était également une réalité . (Adorno, T. W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck (traduction française Marc Jimenez), 1982., p. 9)
Sur ce rendez-vous manqué, on retrouve un peu de cette hésitation théorique au cœur de l’écriture, sur ce que Jacques Derrida écrivait dans Le Monde diplomatique en janvier 2002 :
Quant à cette lucidité, cette lumière, cette Aufklärung d’un discours rêveur sur le rêve, j’aime justement penser à Adorno. J’admire et j’aime en Adorno quelqu’un qui n’a cessé d’hésiter entre le “non” du philosophe et le “oui, peut-être, parfois cela arrive” du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma, voire du psychanalyste. En hésitant entre le “non” et le “oui, parfois, peut-être”, il a hérité des deux. Il a pris en compte ce que le concept, la dialectique même, ne pouvait concevoir de l’événement singulier, et il a tout fait pour assumer la responsabilité de ce double héritage.
Pour illustrer cette hésitation entre le « non » et le « oui, parfois, peut-être » adornien, voici des extraits de ce paragraphe long et entier sur les dessins animés, un paragraphe qui fleure bon le doute méthodique, la possibilité d’une réversibilité du point de vue (et si le cinéma, quand même, malgré la tache originelle de sa reproductibilité technique, avait pu devenir un art ?).
Autrefois, les dessins animés représentaient l’imagination s’opposant au rationalisme. […] ils présentaient une intrigue cohérente qui n’éclatait que dans le tourbillon des poursuites des toutes dernières minutes du film, et en cela ils suivaient le schéma de l’ancienne farce. Mais aujourd’hui, les rapports temporels se sont déplacés. Les premières séquences du dessin animé ne font plus qu’indiquer un thème d’action de sorte que dans la suite du film, il puisse être progressivement démoli sous les applaudissements du public […] Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s’habituent à ceux qu’ils reçoivent eux-mêmes .(Adorno, T. W., Horkheimer, M., La Dialectique de la raison, opus cité, p.147)
Le dessin animé aurait pu échapper à son destin industriel, mais sa réification en un genre, et notamment celui du cartoon, va totalement codifier des règles intangibles. Le mouvement de ce paragraphe, de cette scène, par sa chute brutale, presque caricaturale par rapport à la vulgate ardornienne, ne donne-t-il pas la mesure sinon d’un déni artistique du moins d’un dépit esthétique ? Cela éclaire d’un jour nouveau une réflexion craignant l’avènement d’un Meilleur des mondes tout en faisant montre d’une curiosité toujours en éveil pour la modernité.