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Les représentations des femmes à la télévision
La télévision a été, on le sait, une pierre angulaire des représentations des femmes dans les imaginaires de masse : la réception domestique du média dans les sociétés d’après-guerre a été remarquablement explorée par Lynn Spigel (Spigel, 1992) et les représentations féministes ont été, elles, longuement analysées (notamment par Lotz, 2006 ; Dow, 1996 ; Press, 1991 ; McRobbie, 2009 et Lehman, 2011), tandis que l’attention portée aux téléspectatrices s’est faite plus timide (voir par exemple l’analyse de McKenna, 2002, sur la réception d’Ally McBeal). Cet article propose de revenir sur un autre pan des liens entre femmes et médias : celui de l’histoire, qui se révèle à l’étude très conflictuelle, de l’affirmation des femmes dans les industries de séries télévisées, affirmation qui a pu se faire à la fois via des figures importantes (comme Lucille Ball ou Roseanne Barr), mais aussi par des effets industriels plus ambigus (effets de concurrence, audiences de niche, ciblage des annonceurs).
En revenant sur soixante ans de production télévisuelle, et en choisissant de se concentrer sur les séries télévisées proposant une femme pour personnage principal, sont ici explorées l’émergence et les affirmations diverses des subalternes dans l’industrie télévisuelle. Ce travail s’efforce de lier dimensions matérielles et expériences individuelles féminines, en mobilisant trois terrains : les témoignages des concernées, qui sont autant de points d’entrée dans les rapports de production ; l’analyse des subjectivités (subjectivités des créatrices et subjectivités des personnages) avec toutes les esthétiques et les mises en discours qui leur sont liées ; enfin, l’étude des acteurs de la production, dont les intérêts ne sont pas unifiés voire sont franchement contradictoires (aux États-Unis notamment, les tensions sont nombreuses pour les trois grands acteurs que sont les studios, les chaînes et les annonceurs, à la fois entre eux et en eux).
Ces trois grandes focales permettront d’appréhender, dans un premier temps, les obstacles qu’ont pu rencontrer deux figures féminines tutélaires de la télévision américaine comme Lucille Ball et Roseanne Barr puis, dans un deuxième temps, l’intérêt grandissant au cours des années 1970 des annonceurs pour le marché des femmes actives et les répercussions sur les représentations, ainsi que la réappropriation récente par le câble premium des subalternes féminines, portées au-devant de la scène comme ligne éditoriale « subversive »… Tous ces éléments sont abordés comme concourant à des jeux complexes de sélection et de mise en forme des expériences féminines à la télévision.
Lucille Ball, pionnière féministe
Il est difficile de dissocier Lucy Ricardo, première héroïne de série américaine, de son interprète Lucille Ball, qui depuis plusieurs décennies maintenant force l’admiration dans les industries télévisuelles : pour l’actrice et réalisatrice Roseanne Barr, « personne n’est aussi drôle que Lucille Ball, c’était probablement la plus grande comique télévisuelle » ; pour le réalisateur Ron Howard, « elle menait, à sa manière, une charge » ; l’actrice et productrice Linda Wallem admire que « personne n’ait fait ce qu’elle a fait » et l’acteur et producteur Dick Van Dyke, non sans normativité, souligne qu’« elle était la première à être belle, sexy et drôle, tout en même temps ». Lucille Ball et son alter ego Lucy Ricardo ont été une source d’inspiration explicite pour nombre de créateurs, producteurs et acteurs de télévision, ce dont témoigne la couverture du TV Guide (janvier 1992), sur laquelle la féministe radicale Roseanne Barr, créatrice de Roseanne, apparaît grimée en Lucy Ricardo, l’hebdomadaire s’interrogeant sur les filiations des représentations : « Roseanne est-elle la nouvelle Lucy ? ».
Dans I Love Lucy, Lucy et Ricky Ricardo sont incarnés par leurs alter ego, Lucille Ball et son époux Deni Arnaz. Clef de voûte de la narration de la série, le couple dirige également le studio de production Desilu dont Lucille Ball rachètera toutes les parts à la suite de son divorce avec Deni Arnaz. Elle devient alors la première présidente d’un studio et une personnalité puissante de l’industrie télévisuelle, produisant des classiques d’ailleurs très masculins comme Mission : Impossible ou Star Trek. Lucille Ball incarnait finalement tout ce que son personnage Lucy Ricardo ne pouvait obtenir à cause de son époux : le talent et la réussite, une carrière accomplie, le statut d’actrice reconnue. I Love Lucy met en forme un protoféminisme (Morin, à paraître) qui sera une source d’inspiration forte pour les créateurs et créatrices à venir. Lucille Ball décrit dans son autobiographie la série comme « des prises de bec et des bouleversements domestiques joyeusement résolus, une exagération de l’American life, [l’] amour personnifié » . En articulant le retour du vaudeville dans un univers domestique, « elle a facilité l’émergence d’un comique féminin », brisant les antagonismes entre femme et humour et formulant parmi les premières les frustrations des femmes au foyer.
Lucille Ball cesse en 1960 d’interpréter Lucy Ricardo, mais elle n’abandonne pas son alter ego Lucy, à qui elle donne d’autres séries et d’autres identités. L’héroïne grimpe chaque fois un barreau sur l’échelle de l’émancipation : de 1962 à 1968, Ball incarne dans The Lucy Show une veuve, Lucy Carmichael, vivant avec son amie (veuve, elle aussi) et ses deux enfants. En 1968, dans Here’s Lucy, elle devient Lucy Carter, femme active dans une agence pour l’emploi. Enfin, dans Life with Lucy, elle est Lucy Barker, non plus employée, mais propriétaire d’un magasin d’outillage. Accompagnant les mutations socioéconomiques qui vont de pair avec l’émancipation féminine, Lucille Ball a lancé une charge féroce contre les antagonismes de la tradition, puis de la première modernité, et leur a fait subir des tentatives de réarticulation en montrant l’humour d’une femme, de surcroît d’une femme au foyer, tournant en sphère théâtrale la sphère domestique.
Roseanne : prise de pouvoir féministe et ouvrière
Quelque quarante ans plus tard, en 1988, l’atypique Roseanne apparaît à la télévision américaine où elle s’y fait une place de choix neuf ans durant. Seule production à véritablement mettre en scène une femme ouvrière et obèse, la série trouve son explication dans l’interrelation production-discours-public. Humoriste populaire avec son personnage de domestic goddess qui clame dans son stand-up en 1986 que « si les enfants sont toujours en vie lorsque mon mari rentre à la maison le soir, alors j’ai fait mon boulot », Roseanne Barr a bénéficié d’un relâchement de la contrainte éditoriale au moment où les networks étaient confrontés à une nécessaire réinvention.
Barr admet avoir été influencée par les représentations télévisuelles idéales des années 1950 et 1960, qui étaient aux antipodes précisément de I Love Lucy, et dont elle voulait repousser les limites. Elle souhaitait montrer le quotidien « réaliste » des femmes ouvrières, classe dont elle est elle-même issue, pour revaloriser l’énorme travail produit par les mères : « tout le monde sait que ce sont les femmes qui font tenir les familles, mais ce n’était jamais montré. [Pourtant,] l’histoire d’une vraie mère à la télévision…, je me suis dit « bon sang, c’est tellement important ! » » Cumulant les emplois sous-payés qui permettent à peine de joindre les deux bouts et encore moins d’équiper la maisonnée d’outils ménagers selon le rêve petit-bourgeois, les Connors de Roseanne vivent des réalités concrètes bien éloignées des promesses du rêve américain. Prise au piège de sa situation socioéconomique, prisonnière de sa maison sous emprunt et de ses dettes, Roseanne tente d’échapper à l’aliénation du quotidien domestique, mais n’a pas le luxe de trouver l’émancipation dans la sphère publique comme les femmes diplômées. Quand elle travaille, elle est stressée et manque de temps ; quand elle est sans emploi, elle angoisse et manque d’argent. Roseanne se veut porte-parole des oubliées des mouvements féministes américains de la deuxième vague qui, dans leurs tonalités matérialistes, promeuvent la reconnaissance du travail domestique des femmes au foyer ou la conquête de la sphère publique comme chemin de l’émancipation, mais négligent le quotidien des ouvrières. Car les idéaux portés par la nouvelle gauche et le féminisme des années 1960 et 1970 apparaissent bien éloignés des réalités sociales des travailleuses étasuniennes. Les impasses et les sacrifices rencontrés ne permettent pas aux individus de trouver refuge dans la vie professionnelle.
Toutefois, cette ambition de faire une place de choix à un féminisme radical et ouvrier dans les séries télévisées n’a pas été aisée. Les relations de Roseanne Barr avec ses producteurs et diffuseurs étaient pour le moins électriques, de sorte qu’elle a, dans la deuxième année de production de sa série, manqué d’être dépossédée de sa série voire d’en être renvoyée, et n’a pu y retrouver sa place que par le succès de son personnage (interdisant l’annulation) et le soutien de ses collègues (interdisant son remplacement). Une querelle entre Roseanne Barr et Matt Williams est significative des politiques de représentation des subalternes féministes dans les années 1970-1980 : elle concernait un dialogue de l’héroïne à l’adresse de son époux qui, selon Barr, « était une interprétation ridiculement sexiste de ce que pense une féministe – quelque chose du genre « tu es mon égal au lit, mais c’est tout ». [C’était] un dialogue castrateur que seul un abruti peut imaginer écrire au sujet d’une vraie femme qui aime son mari ». Roseanne Barr obtiendra finalement le contrôle créatif sur la série télévisée et Matt Williams quittera le projet. De ce point de vue, la différence affirmée entre copyright américain et droits d’auteur français, si bien mise en évidence par Dominique Pasquier (Pasquier, 1995) à propos des scénaristes de télévision, peut être parfois plus floue dans un contexte opérationnel.
Les femmes, marché important pour les annonceurs
Mais la place des femmes dans l’industrie elle-même et la mise en lumière de narrations basées sur ces expériences féminines ne fut pas simplement le fait de quelques grandes créatrices capables de s’affirmer. L’articulation entre la montée des femmes actives des années 1970 et leur formalisation en une cible publicitaire a été un point de bascule important.
Très tôt, dès les débuts de la télévision en réalité, les femmes ont été un marché important pour les annonceurs, du fait de leur influence sur les achats domestiques (des produits ménagers aux voitures en passant par l’ameublement). Néanmoins, un virage est amorcé à la fin des années 1970, qui a des répercussions importantes sur les représentations, lorsque les grands networks affrontent une chute d’audience importante pour trois raisons. Tout d’abord, le déplacement des femmes vers la sphère professionnelle provoque un délaissement, durant la journée, de la télévision, y compris des soap operas pourtant phares pour le marché féminin. De plus, le marché est rendu plus vaste et instable du fait du développement des chaînes du câble et de la multiplication des offres de programmes qui en découle, obligeant les networks à se replacer stratégiquement pour ne pas perdre trop d’audience dans ce nouveau grand partage. Enfin, les mutations se font fortes dans la démographie, puisque les femmes baby boomers parvenues à l’âge adulte sont influencées par le féminisme et que leur profil sociodémographique dénote une indépendance d’esprit et une autonomie économique plus importante que celles de leurs aînées, faisant d’elles une cible de choix pour les annonceurs . La « femme active » est une cible publicitaire toute récente et doublement intéressante en ce qu’elle gagne en moyenne davantage que les femmes au foyer et qu’elle est seule gestionnaire de ce fonds.
Cette double émancipation crée un nouveau segment démographique, dit « de qualité », qui est pris en considération dans les calculs de la mesure d’audience Nielsen dès 1976 : sont des « working women » les femmes qui travaillent plus de 30 heures par semaine, la catégorie allant des cols blancs jusqu’aux ouvrières. C’est dans ce contexte que Diane English crée le personnage émancipé de Murphy Brown, journaliste reconnue et alcoolique repentie, malgré certaines réticences du network. Comme le confie son interprète Candice Bergen, « à CBS ils lui ont dit « plutôt que d’être une femme de quarante ans tout juste sortie de Betty Ford [célèbre centre de désintoxication], elle ne pourrait pas être une femme de trente ans qui revient d’un séjour en spa ? » Diane a dit, « Non. Ce n’est pas ce que l’on veut dire. » » C’est également dans ce contexte que les producteurs Marcy Carsey et Tom Werner ont l’idée de développer ce que de leur propre aveu ils ne voient pas à la télévision, une sitcom basée sur le quotidien d’une femme devant jongler entre travail et maisonnée : ce sera la naissance de Roseanne.
Pour Jackie Byars et Eileen Meehan, à qui l’on doit un très convaincant article sur la question, l’apparition progressive de la catégorie « femme active » par les annonceurs résulte de cinq variables. Après la défense des droits des femmes par la deuxième vague féministe à la fin des années 1960, de nombreuses mutations socioéconomiques marquent la deuxième moitié du 20e siècle : à partir de 1975, des récessions ont un impact fort sur les vies professionnelles des femmes de classe moyenne, qu’accompagnent en parallèle d’évolutions industrielles et technologiques dans le milieu de la télévision. L’accès grandissant des femmes à la sphère professionnelle provoque non seulement une augmentation mécanique de leurs revenus, mais surtout un contrôle exclusivement féminin de ces revenus, attisant l’intérêt des annonceurs et du marketing. De surcroît, les récessions économiques dont souffrent les États-Unis à partir des années 1970 (qu’elles soient dues aux crises énergétiques de 1973 ou 1979, au krach boursier de 1973 ou à la stagflation) entraînent un taux de chômage relativement élevé, et la présidence de Ronald Reagan arrange peu la situation pour des classes ouvrières et moyennes que la politique monétariste paupérise.
Pour tenter de préserver leur pouvoir d’achat, un grand nombre de foyers américains renonce pour partie à l’idéal victorien de la famille nucléaire pourtant tant défendu, dans lequel le mari colonise la sphère publique tandis que l’épouse s’occupe du foyer. Toutefois, si les mères vont travailler pour apporter un deuxième salaire, ce déplacement ne s’accompagne pas pour autant d’une redistribution des tâches ménagères ; les femmes désormais actives restent très largement en charge des services domestiques, y compris des achats, et « la signification de ce phénomène ne s’est pas perdue auprès des publicitaires, des corporations médiatiques qui leur vendent l’accès aux consommateurs, ni auprès des compagnies qui mesurent la qualité et la quantité des publics attirés par les médias ». Dans un contexte économique où le pouvoir d’achat est en baisse, les stratégies publicitaires intègrent désormais une cible moins fournie, mais plus riche. C’est la naissance d’une nouvelle niche.
Les femmes sont également la réponse à la perte de monopole que rencontrent les networks. À partir de 1977, la société de mesure Nielsen intègre à ses calculs les chaînes du câble et les enregistrements par magnétoscope, lesquels sont nombreux pour des femmes actives qui souhaitent continuer de suivre leur soap opera quotidien. Quand « le business de la télévision devient plus large que le business de la diffusion », ces nouveaux calculs apportent deux mauvaises nouvelles aux networks : non seulement ceux-ci perdent des téléspectateurs qui préfèrent le câble, mais en plus, ces téléspectateurs sont « de qualité ».
En conséquence, en période de récession, les publics qui ont les moyens de payer pour regarder la télévision sont potentiellement ceux qui vont consommer plus fidèlement les programmes, devenant ainsi la cible première des annonceurs. Une conséquence industrielle, relatent Byars et Meehan, est que les networks développent leurs propres chaînes du câble, et « identifient l’audience « féminine » comme une clé pour sécuriser l’intégration des audiences upscale, et ce par l’hybridation de genres traditionnellement masculins allant des buddy cop shows aux news ». Katherine Lehman ajoute à ce sujet que les femmes jeunes et/ou célibataires sont particulièrement visées par les annonceurs, car l’on suppose qu’elles portent de nouvelles valeurs de liberté et de mobilité sans remettre profondément en cause les structures patriarcales.
Les efforts des networks NBC, ABC et CBS pour attirer les femmes se traduisent par un renouveau des propositions mythologiques, jugées plus en accord avec ce segment émancipé. Ces nouveaux programmes se teintent d’un féminisme qui n’est plus contenu au registre comique carnavalesque, et qui rassure parce qu’éphémère (comme l’était à son époque I Love Lucy, 1951-1957). Sans délaisser le registre de la sitcom moins chère à produire (22 et non 42 minutes, casting fixe, décors limités, pas ou peu de tournages en extérieur…), les séries prennent à l’occasion des tonalités plus dramatiques, annonçant à leur manière les frontières tout à fait floues des dramédies qui nous sont plus contemporaines (pensons entre autres à Nurse Jackie, Louie ou You’re the Worst dont il est bien malaisé de dire si elles sont « sérieuses » ou « amusantes »). Ainsi que le souligne Amanda Lotz, les discours plus explicitement féministes du Mary Tyler Moore Show, de Maude ou de Rhoda « marquent la tentative de toucher des femmes qui expérimentent des changements dans leurs statuts familiaux et économiques avec des histoires infusées de prise de conscience et de politique de choix de vie ». Mary Beth Rabinovitz, de son côté, souligne l’hétérogénéisation du groupe féminin, tant au cœur des groupes sociaux que dans les imaginaires, dans les mesures et dans les stratégies des publicitaires qui, intégrant désormais des variables libérales, urbaines, juvéniles et raciales, complexifient l’image jusqu’ici hégémonique de « la » femme au foyer.
La stratégie de Showtime : contrôles créatifs féminins, identités féminines et expériences subalternes
C’est ensuite le passage à ce qu’Amanda Lotz appelle « l’ère postnetwork » qui va permettre de diversifier à nouveau les imaginaires qu’ont les publicitaires, les producteurs et les diffuseurs de leurs publics, renonçant à l’idée d’un « public de masse » et préférant à la diffusion générale (broadcasting) une diffusion ciblée (narrowcasting). Durant les années 1980 et 1990, les séries proposant des héroïnes se multiplient (Cagney & Lacey, Arabesque, Golden Girls, Designing Women, Murphy Brown, Roseanne… jusqu’à Ally McBeal et Sex and the City), tout comme les chaînes dédiées à un public féminin. L’emblématique Lifetime (dont le slogan est « Television for Women » de 1994 à 2006) est lancée en 1984 et sera suivie de la romantique WE (1997) puis d’Oxygen (2000), trois chaînes qui portent dans leur logo rose et arrondi les marques de la féminité qu’elles visent. Ces chaînes privilégiant le narrowcasting, se nourrissant d’audiences de niche, profitent aux représentations des subalternes.
La chaîne câblée Showtime en est l’exemple le plus frappant ces dernières années, à qui l’on doit plusieurs héroïnes originales et comptant toutes une femme pour créatrice ou parmi les créateurs : Weeds (Jenji Kohan, 2005-2012), Fat Actress (Kirstie Alley, 2005), Nurse Jackie (Linda Wallem et Liz Brixius, 2009-2015), United States of Tara (Diablo Cody, 2009-2011) ou encore The Big C (Darlene Hunt, 2010-2013).
Les héroïnes de Showtime sont des femmes désillusionnées, devant affronter des structures dont elles réalisent à quel point elles sont organisées, au mieux, en dépit de leurs intérêts, au pire, contre leurs intérêts. Les réponses, elles, sont variées et vont des troubles identitaires (United States of Tara) aux crises de nerfs (The Big C) en passant par des addictions (Nurse Jackie). En 2005, la chaîne diffuse Weeds, une série sur une veuve, mère de deux enfants, reconvertie après le décès brutal de son époux dans la vente de marijuana pour subvenir aux besoins de la famille. La même année, l’actrice Kirstie Alley met en scène dans Fat Actress ses difficultés à trouver des rôles dans un Hollywood obsédé par la minceur. Non sans ironie, la série, dont la première saison ne compte que sept épisodes, n’est pas renouvelée… Ces premières productions sont suivies en 2009 de Nurse Jackie, dont le protagoniste est une infirmière mariée et mère de famille, qui vit une relation extra-conjugale avec un pharmacien lui fournissant les analgésiques dont elle est dépendante. S’ensuit en 2009 United States of Tara, sur une mère de famille sujette à des troubles de la personnalité et dont les divers alter ego apparaissent comme une métaphore des injonctions contradictoires faites aux identités féminines, et, en 2010, The Big C, dans laquelle l’héroïne (toujours mariée et mère) apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. En 2011, Showtime lance Homeland, centrée sur une trentenaire célibataire et sans enfants, mais caractérisée comme souffrant de troubles mentaux : Carrie Mathison est agent de la CIA, elle est aussi bipolaire.
Cette systématicité dans les profils féminins n’est évidemment pas un hasard. Elle est le fruit d’une stratégie industrielle visant à concurrencer HBO, dont les grilles de programme ont, dans les années 2000, précisément délaissé les personnages féminins. Le président de la programmation Michael Lombardo avoue lui-même dans une certaine pirouette : « nous avons été effrayés par notre propre réussite. Les Sopranos et Sex and the City étaient de tels succès qu’il y a eu ensuite une inertie dans l’innovation ». Si HBO a en effet marqué l’histoire des héroïnes télévisuelles avec Sex and the City, elle ne comporte en 2005, au lancement de Weeds, qu’une seule série centrée sur une femme. The Comeback, dont l’héroïne est une actrice has been sur le retour, produite par Lisa Kudrow et le créateur de Sex and the City, Michael Patrick King. Loin de proposer, à la manière de Showtime, une femme forte au-devant d’obstacles postromantiques, The Comeback montre les constantes humiliations auxquelles consent Valerie Cherish (et contre lesquelles elle tient certes bon) pour rester sous les projecteurs. La série est annulée en 2006 au bout d’une saison seulement, puis relancée pour six épisodes diffusés à l’automne 2014.
Pourtant, The Comeback ne fut pourtant pas le seul projet de HBO centré sur une femme ; de nombreux autres, annulés, témoignent à la fois de l’intérêt de la chaîne pour les problèmes féministes et de sa difficulté à les concrétiser. En 2009, une série de Marti Noxon, scénariste et coproductrice de Buffy, est annulée qui comptait mettre en scène le lancement d’un magazine sexuel pour femmes par une icône féministe inspirée de Gloria Steinem. La série devait s’attacher à articuler la sexualité libérée des femmes avec un nouveau souffle du féminisme, suggérant une actualisation des thématiques de Sex and the City. Une autre série ambitionnait de raconter les histoires d’une professeure d’université – le titre, Women’s Studies, rendait là aussi l’orientation féministe explicite. Washingtonienne, montrant trois vingtenaires travaillant au Congrès, cette série fut également annulée, de même que Tilda, mettant en scène une influente blogueuse inspirée de Nikki Finke.
En parallèle de cette désertion féminine et féministe, Showtime voit dans le topos de l’héroïne déboussolée l’opportunité de concurrencer HBO, tout en se permettant des représentations subversives, car affranchies à la fois de la censure et des directives publicitaires, comme toute chaîne câblée sur abonnements. Le président de Showtime, Matt Blank, parle explicitement de cette ligne éditoriale. Évoquant la mise à l’honneur des nouvelles subjectivités féminines (que ce soit auteures, interprètes ou personnages), il déclare au Daily News : « nous sommes tout à fait conscients de l’opportunité que nous avons de faire les choses différemment de ce que les autres peuvent faire à la télévision et au cinéma, et nous aimons à penser que nous en tirons tout profit ». La stratégie est payante puisqu’en 2009, Showtime obtient plus de récompenses que n’importe quelle autre chaîne, en plus d’augmenter considérablement son nombre d’abonnés.
Pour Andrea Press, la raison de ce succès public et critique tient à ce que les séries de Showtime visent au-delà d’un public exclusivement féminin en élargissant les problèmes rencontrés ; il ne s’agit plus seulement d’amours précaires, de sexualité libérée, d’après-féminisme ou de conflits hommes/femmes, mais de famille, de travail, de finances, de troubles identitaires ou d’addictions, autant de thèmes qui « dépassent ce qui a traditionnellement été considéré comme des problèmes de femmes », sans néanmoins renier le point de vue féminin. S’il s’agit en effet, par exemple, de dépendance à la drogue, « ce n’est pas raconté dans la perspective de The Wire ou de la vie urbaine d’un tueur à gages : on est en train de voir une infirmière respectable ou une femme au foyer, ce qui est d’autant plus fascinant ».
Les auteures de ces séries (Weeds, Nurse Jackie, The Big C, United States of Tara) sont toutes des femmes, qui ont pour la plupart exprimé le désir de raconter les difficultés de la subjectivité féminine ; la cocréatrice de Nurse Jackie reproche ainsi aux « histoires de mecs de raconter des conquêtes – obtenir un boulot, gagner les Jeux olympiques, peu importe – alors que les histoires de femmes ne sont pas de l’ordre de l’apogée ». À l’instar de Roseanne Barr, dont l’envie de créer une héroïne « normale » venait des monstrations idéalisées des mères au foyer, Liz Brixius confie avoir voulu prendre à contrepied la surreprésentation donnée aux médecins dans les séries médicales et privilégier le point de vue d’une infirmière. La spécificité des auteures féminines est par ailleurs soulignée par les interprètes principales, à l’instar d’Edie Falco (Nurse Jackie) : « je ne suis pas habituée à pouvoir avoir une opinion sur ce que mon personnage devrait faire ou qui elle devrait être, mais [Brixius et Wallem] n’arrêtent pas de me dire « donne ton avis ». Elles sont sensibles, vulnérables et intelligentes, ce sont de vrais modèles féminins ». La publicisation du genre des auteures et de la prérogative donnée à la perspective féminine dans les récits sont un indice de la stabilisation des femmes au cœur des industries télévisuelles.
Conclusion
De Lucille Ball à Liz Brixius et Linda Wallem en passant par Roseanne Barr, ces créatrices, réalisatrices, productrices et/ou actrices, qui ne se satisfont pas de laisser aux hommes le privilège d’inventer et de raconter les expériences féminines, ont été des chevilles ouvrières de la publicisation des problèmes féministes. L’émergence de femmes dans la production télévisuelle a produit des conflits qui, de la stratégie de programmation aux thèmes que souhaite et peut traiter une série, s’enchevêtrent avec des luttes relevant de la sphère publique, comme l’affirmation d’un pouvoir féminin de production ; en la matière, les nombreux récits qu’a faits Roseanne Barr de sa bataille féministe pour obtenir le contrôle créatif de la série basée sur son personnage de domestic goddess sont aussi éloquents qu’éclairants. Si l’on peut, sans risquer de verser dans des jugements trop subjectifs, saluer le courage de ces créatrices, il semble important de ne pas non plus tomber dans l’écueil d’une vision romanticisée des luttes de pouvoir au sein de l’industrie télévisuelle.
La possibilité d’affirmation de récits féminins, voire féministes, ne s’est pas toujours incarnée dans des auteures, et a pu prendre des chemins détournés ou, à tout le moins, peut-on souligner que les contextes socioéconomiques ont largement conditionné l’émergence des dites auteures et de leur audace. Les interactions entre l’avènement des femmes actives dans les années 1970, et la construction par les annonceurs d’un segment démographique correspondant ont eu des effets importants dans le renouvellement des représentations médiatiques, de même que la concurrence des chaînes du câble premium – nommément, entre HBO et Showtime – a produit un regain d’intérêt pour les audiences de niche dont peuvent bénéficier les subalternes. Si donc la place faite aux femmes et à leur parole est bien sûr le fruit de conflits frontaux (l’exemple de Roseanne Barr est caractéristique d’une créatrice qui, a posteriori, prend les atours d’un cheval de Troie), elle relève en réalité également de dialogues complexes entre tactiques subalternes et stratégies industrielles qui, ce n’est pas le moindre des paradoxes, trouvent d’étranges complémentarités dans la contradiction de leurs intérêts.
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Céline Morin est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre, membre du laboratoire HAR. Ses travaux portent sur les mutations apportées par les diverses luttes féministes dans les représentations médiatiques et l’industrie télévisuelle. Elle est l’auteure de l’ouvrage « Les Héroïnes de séries américaines. De Ma Sorcière bien-aimée à The Good Wife » (PUFR, 2017).