La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.
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La presse écrite en France continue à dégringoler
Les ventes de journaux et de magazines ont continué à décliner en 2014, mais à un rythme moins prononcé qu’en 2013, selon les chiffres de l’OJD (Office de Justification et de Diffusion). « Ce n’est pas encore le début de l’asymptote, dit Philippe Rincé, directeur adjoint de l’OJD, mais la dégradation est moins marquée que l’an dernier ». La diffusion payée de la presse quotidienne nationale a baissé de 4,1% (-6% en 2013), celle de la presse quotidienne régionale de 3%, et celle de la presse régionale hebdomadaire de 1,5%. Les magazines (-5,4%) et les titres féminins (-4,3%) ont souffert davantage. Souligne Philippe Rincé : « La diffusion numérique permet aux grands quotidiens nationaux de se stabiliser. Les titres possédant une périodicité plus longue, comme les mensuels ou les trimestriels, en tirent moins parti et peinent davantage ».
LA DIFFUSION DES QUOTIDIENS NATIONAUX EN 2014. Le Figaro : 314 144 (diffusion payée), -0,97% (évolution 2014/2013) ; Le Monde : 273 111, (-0,8%) ; L’Équipe : 219 955, (-9,7%) ; Le Parisien/Aujourd’hui en France : 148 220, (-7,89%) ; Les Échos : 125 172 (+1,24%) ; Libération : 93 781 (-7,71%) ; La Croix : 93 149 (-1,61%) ; L’Humanité : 38 184 (-5,86%).
Malgré le marasme général, quelques magazines ont réussi à tirer leur épingle du jeu. L’Auto-Journal fait un bond de 37% ; l’hebdo réactionnaire Valeurs actuelles a progressé de 16 %, alors que L’Express (droite libérale) a vu sa diffusion diminuer de 3,7% (avec des pertes entre 8 et 9 millions €). À moindre échelle, Enjeux Les Échos (+4,25%) et Closer (+3%) ont progressé, le dernier en grande partie grâce au scoop sur la liaison secrète entre François Hollande et Julie Gayet. Au contraire, Be (-34%) et Public (-17%) ont sombré.
La vente dématérialisée poursuit sa percée. Elle progresse de 70% au Figaro (12 088 en moyenne par mois), de 46% aux Échos (14 990), et de 37% au Monde (34 374). Ce dernier compte désormais 80 000 abonnés web only (+30% en un an), même si le prix de l’abonnement a augmenté de 10% en 2014 (désormais à 17,90 €). Selon Médiamétrie, les différents sites du Monde ont atteint 12,2 millions de visiteurs uniques en décembre 2014 (exceptionnellement, 125 millions de visites en janvier après les attentats), devançant le portail du Figaro (11,9 millions) et celui de L’Équipe (5,3 millions). Le Monde (pertes en 2014 : 3 millions €) va continuer à investir dans le numérique en inaugurant mi-avril un journal du matin disponible uniquement sur smartphone, gratuit pour les abonnés et en « freemium » [1] pour les autres. L’idée, dit Louis Dreyfus, directeur général du titre, est de créer « une nouvelle offre pour un nouveau public, plus jeune ». « Nos revenus en provenance du numérique payant ont doublé en 2014, la marge de notre activité numérique dépasse les 25% et cela continue de progresser en revenus et en marge », poursuit-il. La fusion des statuts des rédactions print et web, imposée non sans mal par la direction, est enfin achevée.
[1] Offre associant un accès gratuit limité (free) et un accès payant (premium).
Sources : « Les Échos », 13-14 février 2015, p. 22 ; 17 février 2015, p. 23 (Julien Dupont-Calbo).
Facebook manipule les émotions de ses utilisateurs
Pendant une semaine, en janvier 2012, le fil d’actualité de 689 000 utilisateurs de Facebook a été modifié pour masquer les messages jugés positifs ou négatifs, afin d’observer l’impact de ces variations sur les postes des cobayes. D’après l’étude, menée par deux chercheurs des universités de Cornell et de Californie pour le compte de Facebook, les utilisateurs soumis à davantage de mots négatifs ont eux-mêmes posté des contenus plus tristes et vice versa : « grâce à cette expérience massive sur Facebook, nous avons montré que les états émotionnels peuvent se transmettre par un phénomène de contagion, conduisant les gens à ressentir les mêmes émotions sans en être conscients ».
Publiée dans la très sérieuse revue de l’Académie nationale des sciences (PNAS), cette étude est d’abord passée inaperçue. Mais reprise par les sites The Atlantic, et Slate, il a suscité une vive controverse sur les plans éthique et juridique. Le PNAS a fini par reconnaître le non-respect des règles éthiques de la part des universitaires ; au-delà des questions d’éthique, ce genre d’étude – complice et complaisante – est symptomatique de la dérive entraînée par la recherche à projets (à son enfance en France), surtout quand elle est cofinancée par de grosses sociétés transnationales dont l’intérêt pour les sciences humaines et sociales se limite à leur instrumentalisation.
Tous les jours, la trentaine de chercheurs de la Data Science Team de Facebook mène des études sur les utilisateurs du réseau social en toute discrétion, et en toute légalité (car autorisée par les conditions d’utilisation acceptées par tout utilisateur). Tous les jours, le fil d’actualité est manipulé par un algorithme à de seules fins publicitaires. Psychologue et informaticien à l’université d’Austin (Texas), Tal Yarkoni a écrit dans son blog : « Par définition, le moindre changement apporté par Facebook altère l’expérience de l’utilisateur. Au final, toute expérience vécue sur Facebook est entièrement construite par Facebook ». Commentaire qu’il faut croiser avec celui du numéro 2 de Facebook, Sheryl Sandberg : « Notre but est que chaque fois que vous ouvrez votre fil d’actualité, vous voyez quelque chose qui vous enchante et vous rende sincèrement heureux ».
Dans un développement ultérieur, le tribunal de grande instance de Paris vient de se déclarer compétent pour juger Facebook, assigné par un abonné lui reprochant d’avoir censuré son compte, sur lequel il avait posté une photo du tableau célèbre de Gustave Courbet, L’origine du monde. L’avocate de Facebook avait contesté la compétence des tribunaux français en raison des conditions d’utilisation, qui stipulent qu’en cas de litige, seul le tribunal de Santa Clara en Californie, où siège l’entreprise, est compétent. Le tribunal de Paris a jugé cette clause « abusive ». À la lumière des liens étroits existant entre Facebook et le monde publicitaire, il faut penser que, au-delà de la pudibonderie, le géant américain estime qu’une image pareille (sidérante certes, mais nullement pornographique) est insoluble dans l’univers de consommation normative et aseptisée qu’il véhicule.
Sources : « Libération », 7 juillet 2014, p. 28 (Frédéric Autran) ; « Les Échos », 5 mars 2015.
Netflix écrase la concurrence en menant une stratégie agressive
Selon un rapport de la société de conseil Janney, Netflix envisage d’investir 5 milliards $ dans des programmes en 2016, soit la quasi-totalité de son chiffre d’affaires en 2014. Un tel montant, supérieur aux dépenses l’an dernier par HBO, Amazon et Showtime réunis, le placerait devant tous les grands networks américains, à l’exception d’ESPN, à cause des coûts élevés des droits sportifs.
Selon un rapport de RBC Capital Markets, publié il y a quelques mois, les dépenses de Netflix se chiffreraient à 3,6 milliards $ en 2015. Alors que la concurrence sur le marché des SVOD [1] est de plus en plus vive, Netflix augmente donc ses dépenses de 50% d’une année sur l’autre, dépassant sensiblement ses propres prévisions (6 milliards $ pour la période 2014-16).
Pour l’année 2014, selon les estimations de Janney, et les informations données par les plateformes, Netflix a dépensé 2,8 milliards $ en programmes, suivi par HBO (presque 2 milliards $), Amazon (1,3 milliard $), Hulu (1,1 milliard $), Showtime (0,88 milliard $) et Starz (0,6 milliard $). Clairement, la stratégie de Netflix est de creuser l’écart. L’inflation des dépenses s’explique également par le choix de produire des contenus originaux. Dans sa lettre aux actionnaires lors de la présentation des résultats annuels en février 2015, le patron de Netflix Reed Hastings a expliqué : « Nos contenus exclusifs nous coûtent moins cher, en moyenne et comparés à leur audience, que les contenus pour lesquels nous payons des droits d’acquisition. Nous allons donc continuer à augmenter la part de nos dépenses liées aux contenus originaux ».
Netflix veut passer d’une présence dans une cinquantaine de marchés à l’heure actuelle à 200 pays fin 2016, expansion nécessairement coûteuse en achat de droits, et en production de contenus locaux dans certains marchés clefs comme la France, où la série Marseille a été commandée pour la fin de l’année, et dont le budget frôle les 8 milliards €. En France, marché jusqu’ici un peu récalcitrant, Netflix resterait en dessous de ses objectifs (250 000 abonnés pour l’instant), alors qu’il vise 10 millions d’abonnés dans les cinq à dix ans.
[1] Service (par abonnement) de vidéo à la demande (video on demand).
Voir aussi concernant Netflix, « Actualités » #25, #27, #28.
Source : « Les Echos », 17 février 2015, p. 21 (Nicolas Rauline).
Dans l’écosystème numérique, pour certains publicitaires, le ROI est mort, vive le ROE²
Le concept financier de ROI (return on investment), c’est-à-dire le ratio entre ventes et dépenses, s’est imposé dans l’industrie publicitaire au milieu du 20e siècle lorsque les professionnels de marketing ont commencé à travailler sur de grosses campagnes destinées aux médias de masse, surtout la télévision. Pour justifier les budgets conséquents, il a fallu mesurer l’impact sur les ventes et sur la notoriété de la marque dans un marché désormais national. Président de l’agence de marketing Epsilon, qui se spécialise dans l’exploitation des bases de données, Andy Frawley estime que le ROI est dépassé dans l’ère numérique. À travers les supports numériques, les publicitaires disposent d’outils capables de créer un rapport émotionnel et personnalisé entre client et marque.
Selon Frawley, une nouvelle mesure (metric) s’impose dans l’écosystème numérique. Le ROI donne un résultat à court terme à partir d’une campagne circonscrite. Comment mesurer l’impact durable d’une stratégie de marketing sur le rapport émotionnel établi entre la marque et le client ? À cette fin, Frawley propose le ROE² (return on experience x engagement) pour mesurer l’expérience du client par rapport au produit et son niveau d’engagement dans le long terme.
« L’expérience » comprend les émotions exprimées vis-à-vis de la marque. « L’engagement » comprend les actions prises par le consommateur : visites du site, posts en ligne, clics sur un mail publicitaire, recommandations aux amis, téléchargements d’une application. Ce sont là des indices que le consommateur aurait invité une marque à faire partie de sa vie. Starbucks est cité comme exemple de cela : ce qui compte, c’est l’expérience de la « coolitude », plus que le fait d’avoir un choix important de cafés. Il existe un point où l’expérience positive ou négative du consommateur devient si forte qu’elle prime les facteurs rationnels comme la qualité, le prix ou le service. Il faudra donc, selon Frawley, créer et développer une expérience qui touche le consommateur sur le plan émotionnel, c’est essentiel pour la rentabilité durable de la marque.
Source : « Advertising Age », mars 4, 2015.
Le concept du ROE² s’inscrit dans la problématique des gourous comme le publicitaire David D’Alessandro (Brand Warfare, 2001), et le designer d’origine française Marc Gobé (Emotional Branding, 2001), qui estiment que, désormais, les parts du marché sont moins importantes que les parts d’émotion et de conscience (mind and emotions share). Pour les nouveaux entrants condamnés à la surenchère, le marketing s’affirme comme un discours totalisant : « l’expérience », et « l’engagement », rien de moins, y sont indissociables de l’univers de la consommation. En ce qui concerne le premier terme, il s’agit d’une tentative de déplacer de l’amont à l’aval les traditionnels questionnaires qualitatifs, afin d’échapper autant que faire se peut des verdicts financiers sans appel, d’autant plus pesants et conservateurs en temps de crise. La question de la mesure de l’impact publicitaire se pose avec acuité à l’époque actuelle, qui voit le déclin des médias de masse (presse, radio et télévision), très marqué chez les jeunes, et l’incapacité de l’industrie à imposer des contenus publicitaires sur les nouveaux écrans numériques de plus en plus petits. Dans les commentaires postés, plusieurs professionnels sont dubitatifs ; selon eux, un engagement en ligne n’est pas la même chose qu’une vente (Red Bull est cité comme exemple du décalage entre les deux), et le ROI a au moins le mérite d’engager la responsabilité financière de l’industrie, même si son application aux supports numériques pose problème. Dans les faits, le ROE² serait au mieux une mesure complémentaire, notamment dans les industries de service.
Le problème de la mesure publicitaire est discuté aussi dans « Actualités », #2, #3, #5, #8, #17, #25.
L’influence de Star Trek sur le nouveau jeu Sid Meier’s Starships
Issu du monde des jeux militaires (F-15 Strike Eagle, Silent Service), Sid Meier s’est fait remarquer avec la sortie de Pirates! en 1987, un jeu ouvert avec plusieurs phases allant du combat à la simulation économique, suivi par le célèbre jeu Civilisation en 1991, qui a marqué encore plus la rupture avec les jeux d’arcade et du tir : « Plus le joueur réfléchit, planifie ses actions, imagine ce qui va arriver, plus il est dans le jeu ». Très attendu, Sid Meier’s Starships est sorti en février en téléchargement pour une quinzaine d’euros. Extrait d’un entretien publié dans Libération :
« Quand j’avais 12 ou 13 ans, la série originale de Star Trek était diffusée à la télévision… Aujourd’hui, on peut trouver ça désuet, mais à l’époque, c’était captivant. Je crois que c’est resté dans un coin de ma tête. Il y a tellement de possibilités dans ce genre d’univers, en tant que designer… Dans Starships, on a eu envie de mettre le joueur à la place du commandant d’une flotte de vaisseaux spatiaux… J’adore le déroulement d’un épisode de Star Trek, quand ils débarquent quelque part et se retrouvent confrontés à un problème qu’ils vont résoudre en l’espace d’une heure. Et ils s’en vont vers un nouvel épisode. C’est le sentiment qu’on a voulu transmettre avec Starships ».
Source : « Libération », 6 mars 2015, pp. 24-5 (propos recueillis par Erwan Cario).
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Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)