Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels de la publicité et du marketing, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation technologique constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de cette web-revue.
Article interdit à la reproduction payante.
Ce mois-ci, la chronique « Actualités » revient au monde de la publicité et du marketing, donc à sa vocation initiale, après une revue ces derniers mois de l’état de santé des diverses industries culturelles.
Contenu
Il est temps de moderniser les relations entre clients et agences de publicité
Il est temps de moderniser le RFP (request for proposal) lorsqu’il est destiné aux agences de publicité spécialisées dans les médias sociaux (social agencies), selon Jared Belsky, jeune président de l’agence 360i, écrivant dans Advertising Age. D’autres, comme le conseil en marketing Avi Dan, dans Forbes Magazine, affirment que le RFP, une demande de renseignements envoyée par le client potentiel à une agence, est désormais obsolète pour tout le monde. Le RFP standard, vieux de cinquante ans, demande à l’agence des faits, des chiffres, des biographies des managers, une liste de clients, des détails sur ses victoires et défaites récentes, ses ressources en personnel, ses approches stratégiques, et des exemples de son travail. Pourquoi serait-il obsolète ? Selon Dan, le RFP peut au mieux donner des informations sur la performance passée de l’agence, mais rien sur son avenir, qui est fonction de sa vision, son ouverture au monde nouveau, et sa stratégie de développement. Plus concrètement, sa capacité à passer au numérique, ses nouvelles pratiques (et ses anciennes pratiques abandonnées), ses stratégies d’embauche, le pourcentage de digital natives employés, l’évolution de sa manière de se représenter aux clients (creative brief), son idée de ce qui constitue une bonne annonce, son approche de la nouvelle génération de consommateurs. Place aux jeunes… Une agence tournée vers l’avenir devrait avoir une stratégie déjà en place pour les médias sociaux (Facebook, etc.) et pour les technologies numériques, la mort à terme des annonces « interrompantes » étant acquise.
L’intervention de Belsky est plus ciblée sur les social agencies, mais rejoint la critique de Dan sur le fond. Les annonces payées dans les médias sociaux (paid social media ou paid social) sont pris dans la tourmente du passage aux appareils mobiles, et les marques sont obligées de reconsidérer leurs méthodes pour attirer l’attention des consommateurs dans les médias sociaux où il faut remettre à jour les contenus en permanence. Il faudra donc un engagement conséquent, en temps et en argent, afin d’atteindre la pénétration (reach) et la couverture (scale) que les marketeurs attendent des médias numériques, avec un ROI (return on investment) qui reste toujours à démontrer. Les marques devraient décider s’il vaut mieux confier à la même agence une stratégie publicitaire partagée entre des annonces payées (paid media), de la publicité médiatique « conquise » (earned media), et de l’utilisation des sites web et des pages « sociales » de la marque (owned media), ou s’il faut diviser cette stratégie entre agences spécialisées, chacune avec une tâche clairement définie. Le but, c’est plus de vitesse, plus d’organisation et un meilleur alignement sur la demande du client. Trop souvent, les professionnels du marketing posent les mêmes vieilles questions en attendant des réponses nouvelles, sans mesurer à quel point les questions mêmes sont devenues caduques. Selon Belsky, trois questions (au moins) devraient être radicalement recadrées.
1. Vieille question : « Dites-nous votre couverture et votre pouvoir de négociation (buying power), et quels partenaires vous pourriez mobiliser pour notre campagne ». Cette question suppose que le pouvoir de négociation d’une agence compte autant qu’auparavant. Il y a 10 ou 15 ans, les agences qui dépensaient 500 millions $ avec un seul réseau télévisé (network) obtenait un meilleur service que celles qui dépensaient 50 millions $. Le « plus » apporté par une agence particulière est désormais moins fonction de son pouvoir de négociation avec les grandes entreprises de médias, que de sa capacité à bien placer des contenus « authentiques », « engageants », « adaptés » (engaging, authentic and relevant content) dans les nouveaux médias. Certes, le pouvoir de négociation d’une agence est toujours important (études ROI, avantage d’être le premier qui s’engage (first mover advantage), accès aux APIs (Advertising Propagation Interface), et expertises sur la feuille de route du projet de marketing du produit (product road map), mais les professionnels du marketing devraient désormais se focaliser sur les avantages spécifiques qu’une agence pourrait fournir en termes de développement, au delà d’une couverture de masse. Nouvelle question : « comment votre agence est-elle organisée pour mieux profiter de l’écosystème des annonces payées dans les médias sociaux (paid social ecosystem) ? Comment regrouper des annonces payées, non payées ou résultant d’une application brevetée (paid, earned, owned) dans le nouvel environnement » ?
2. Vieille question : « racontez-nous comment votre exploitation des technologies nouvelles pourraient nous donner un avantage » ? Cette question suppose que la technologie moderne serait un panacée pour les marques. Certaines agences ont réussi à créer des applications dont elles sont propriétaires, mais la plupart des nouvelles technologies, tôt ou tard, sont partagées et donc neutres. L’avantage véritable d’une agence particulière vient plutôt de sa capacité d’attirer et de retenir des meilleurs talents de même à résoudre des problèmes de marketing nouveaux. L’accent est désormais mis sur l’expertise de l’équipe, et sur son organisation optimale. Nouvelle question : « comment envisagez-vous de développer de nouveaux talents afin de s’imposer dans le domaine des annonces payées sur les réseaux sociaux (paid social), et dominer les changements dans l’écosystème numérique » ?
3. Vieille question : pouvez-vous nous citer un client comme référence ? Les agences aiment ce genre de question car elles ont toutes un client favori qui dira du bien d’elles. Pour le paid social, il faudra demander une référence qui mesure les difficultés posées par le nouveau écosystème, et peut expliquer comment l’agence a travaillé avec elle sur un problème précis. Nouvelle question : face à la situation où une agence s’occupe des annonces payées et une autre de la publicité « owned et earned », comment envisagez-vous une collaboration au profit du client et du consommateur ? Pourriez-vous nous fournir une étude de cas et une référence qui démontrent votre approche dans ce genre de collaboration ?
Le paid social devient de plus en plus important. Poser d’emblée les bonnes questions aux agences fournira une plateforme pour un meilleur ROI (return on investment), des relations professionnelles plus solides et une maximisation de l’impact dans chaque média.
Sources : « Advertising Age », 11 avril 2014 ; « Forbes Magazine », 19 fév. 2014.
L’intervention de Belsky est un plaidoyer pro domo pour que les budgets publicitaires consacrés aux médias en ligne soient affectés à des agences spécialisées comme la sienne. Les « nouvelles questions » qu’il formule donnent l’impression que les agences spécialisées sont déjà en mesure d’y apporter les « bonnes réponses », alors que le débat n’a pas avancé depuis deux ans (voir Actualités #3). Il est extrêmement difficile d’ « interrompre » les écrans trop petits d’un téléphone mobile ou smartphone, car il n’existe plus de pacte comme à la télévision où le consommateur a consenti historiquement (avec difficulté au début) au principe d’interruptions publicitaires en échange de contenus divertissants, fournis gratuitement (voir Actualités #5). Faute d’un pacte semblable pour des contenus en ligne, les publicitaires sont toujours à la recherche des moyens convaincants pour intégrer des messages « authentiques » (native advertising) dans les contenus des sites d’information, ou pour placer ceux-ci sur les réseaux sociaux (voir Actualités #15). C’est Avi Dan, conseil indépendant, qui révèle l’impuissance relative des publicitaires face à la nouvelle donne : il faut, d’après lui, miser sur les agences avec le plus grand pourcentage de digital natives. Autrement dit, dans l’espoir qu’une solution va venir de ceux qui sont aussi grands consommateurs des nouveaux médias.
Petit glossaire : RFP = demande de proposition ; paid media = média acheté ; earned media = média conquis ; owned media = média détenu.
Diversification tous azimuts chez les géants du Web
Les géants du Net – Amazon, Google, Facebook – dépensent des milliards de dollars afin de ne pas rater la prochaine révolution technologique. Amazon, premier supermarché du monde en ligne, a dévoilé en avril sa mini-box HDMI (Amazon Fire TV, 99 $) se branchant sur les téléviseurs, et donnant accès à un service de streaming de vidéos et de chansons. S’attaquer à la télévision est une nouvelle étape pour le groupe, et il commence à produire ses propres séries (qui, du coup, ne seront plus « télévisées » comme avant). Amazon aurait dépensé près d’un milliard de dollars en achats de contenus en 2013. « Les appareils connectés aux télévisions vont faire émerger une nouvelle plateforme, créant de nombreuses opportunités », dit Brian Blau, analyste au cabinet Gartner. Peu satisfait de sa Google TV qui proposait de reproduire sur l’écran de télévision les fonctionnalités de l’ordinateur, Google serait en train de préparer un nouveau produit, Android TV, plus proche de la Fire TV d’Amazon, une interface de divertissement, et non pas une plateforme informatique.
Les trois géants sont lancés dans un processus de diversification éloigné de leurs activités historiques qui s’accélère ces derniers mois. Selon Greg Sterling d’Opus Research, « les géants ont le sentiment que la prochaine innovation est au coin de la rue. Elles ont vu comment Microsoft a raté le tournant du mobile. Elles ne veulent pas se retrouver dans la même situation dans quelques années ». Dépassés par l’arrivée des smartphones, BlackBerry et Nokia se présentent comme exemples à ne pas suivre. Pour Mark Zuckerberg, patron de Facebook qui a tardé, lui aussi, à réagir à l’émergence des smartphones, « le mobile est la plateforme d’aujourd’hui. Nous devons maintenant penser aux plateformes de demain ». En mars, Facebook a racheté pour 2 milliards de dollars la start-up Oculus Rift qui fabrique des casques de réalité virtuelle. Facebook étudie aussi le déploiement de drones solaires en haute altitude, et convoiterait la société Titan Aerospace avec pour but de connecter à l’internet les quelques milliards de personnes qui n’y ont pas encore accès, faute d’infrastructures, et de les atteindre avant ses concurrents.
C’est Google qui est le champion de la diversification. Ayant conquis le Web, la société s’est étendue aux smartphones et aux tablettes, grâce à son système d’exploitation Android. Maintenant, c’est le tour des voitures sans chauffeur, des lunettes et des montres connectées, et de nouvelles interfaces entre l’homme et la machine. En janvier, Google a racheté DeepMind, une start-up britannique spécialisée dans l’intelligence artificielle, après avoir recruté en 2012 Ray Kurzweil (visionnaire, sinistre personnage, ou fou furieux, c’est selon), ultime avatar de la pensée cybernétique de Norbert Wiener, et promoteur de la théorie transhumaniste d’une humanité « améliorée » par la machine au point de devenir numériquement « immortelle ». Fin 2013, Google (devise originale : « do no evil ») a racheté Boston Dynamics, qui fabrique des robots avancés à usage militaire. Et en début de 2014, la société a aussi racheté Nest, une entreprise concevant des thermostats et des détecteurs de fumée « intelligents », tremplin pour s’attaquer au marché de la maison connectée. Selon Greg Sterling, « Google fait des paris sur le futur. Beaucoup ont déjà échoué et beaucoup échoueront encore ».
Personne ne sait pour l’instant ce que sera la prochaine grande innovation à la fois décisive et commercialisable (intelligence artificielle, robotique, réalité virtuelle…). Certains développements sont effectivement inquiétants, et la dystopie pointe son nez. Forts de leur surcapitalisation boursière, les trois géants agissent de manière rationnelle en investissant tous azimuts (et dans la plupart des cas, en pure perte) ; c’est le seul moyen d’assurer leur pérennité dans une époque imprévisible sur tous les plans. Le lien entre les grandes sociétés de communication et le « complexe militaro-industriel » n’est pas nouveau. Déjà en 1976, dans son Multinationales et systèmes de communication (Anthropos), Armand Mattelart démontre, force chiffres à l’appui, l’étendue des liens tissés par les multinationales de télévision, de cinéma, et de publicité avec des grandes entreprises dans les domaines des armements, de l’aérospatiale, et de l’électronique. Il serait intéressant de revenir sur ce thème pour mesurer les changements intervenus depuis le passage à la technologie numérique, et de les approfondir théoriquement.
Sources : « Le Monde » (Jérôme Marin avec Cécile Ducourtieux), supplément « Économie et entreprise », 31 mars 2014, p. 3 ; « Les Echos », 8 avril 2014, p. 25.
Lire les autres articles de la rubrique
Professeur des universités – Paris Nanterre – Département information-communication
Dernier livre : « Les séries télévisées – forme, idéologie et mode de production », L’Harmattan, collection « Champs visuels » (2010)