Actualités des industries culturelles et numériques #46, octobre 2016

La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.

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Le nouvel algorithme de Facebook dérape

[Suite de l’article du mois dernier, Facebook domine le marché publicitaire du Web]. Le 26 août, Facebook a triomphalement annoncé l’autonomisation de sa section Trending topics, censée sélectionner les actualités les plus pertinentes en fonction du profil de l’abonné. Dans la foulée, le groupe a licencié sans préavis les 18 personnes qui avaient été chargées de l’alimenter. Cette automatisation a fait suite aux critiques accusant Facebook de partialité en faveur des idées « libérales » ; les algorithmes « neutres », dont le dosage reste néanmoins un secret commercial, devaient résoudre ce problème.

Megyn Kelly (1970-)

Megyn Kelly (1970-)

Depuis, quelques dérapages ont bien mis en lumière leurs limites actuelles. Le 28 août, soit deux jours après l’annonce, Facebook a affiché un lien annonçant le renvoi de Megyn Kelly, l’animatrice vedette de la grande chaîne réactionnaire d’information en continu Fox News, qualifiée de traître pour avoir déclaré son soutien à la candidate démocrate Hillary Clinton. Fox News soutient sans relâche le candidat républicain Donald Trump. Très vite, cet article a été partagé des milliers de fois sur le réseau social. Or, tout était faux. Kelly n’a pas été virée, et elle n’a pas soutenu publiquement Hillary Clinton.

L’article est paru sur un site bidon orienté vers l’ultradroite (endingthefed.com), qui publie régulièrement de fausses informations afin d’attirer des clics. Les algorithmes de Facebook se sont basés sur le nombre de partages de cet article, sans évaluer la véracité de l’information, bref, ils ont été bernés. Autre dérapage plus lamentable encore, passé rapidement au stade viral, mais qui prête à rire, tellement c’est grotesque : la publication par Facebook d’un lien renvoyant vers la vidéo d’un homme se masturbant dans un sandwich au poulet McDonald’s, qui a vraisemblablement payé pour être privilégié par l’algorithme. Mais pas comme ça…

On conclut (provisoirement ?) que les algorithmes n’ont pas suffisamment pris la mesure de la perversité des intentions humaines. En mars, Tay, un chatbot (programme informatique capable de discuter) lancé par Microsoft avait été détourné par des hackers. Ensuite, il a publié de nombreux messages racistes, sexistes et antisémites.

Sources : « Dérapages en série pour les algorithmes de Facebook » (Jérôme Martin), Le Monde, supplément Éco & Entreprise, 2 sept. 2016, p. 8 ; http://www.inquisitr.com/3461349/mcchicken-masturbation-sex-video/

Commentaire du rédacteur

On pourrait utilement se référer à un article récent de Finn Brunton (Le Monde diplomatique, août 2016, réservé en ligne aux abonnés), qui démontre le lien historique entre les tentatives d’établir un contact avec les extraterrestres, et celles de construire une interface de communication entre humains et machines (et non pas « hommes et machines »). Là où le bât blesse, c’est l’idée d’une communication « rationnelle » et non sexuée. Dans les deux tentatives citées, il s’agit de la recherche d’un code mathématique, très éloigné de l’interaction sociale ordinaire.

« Petit guide de conversation avec les extraterrestres » (Finn Brunton), Le Monde diplomatique, août 2016, pp. 20-21.

L’humanité 2.0 en l’an 2100, science-fiction ?

harari

Yuval Harari (1976-)

Un nouveau livre, non encore traduit en français, de l’essayiste israélien Yuval Noah Harari, parle de l’évolution possible d’une partie réduite de l’espèce humaine vers un niveau supérieur (homo deus), où le commun des mortels n’aura plus le même statut. Selon lui, dans l’histoire de l’humanité jusqu’ici, le locus de pouvoir réside non dans des individus, mais dans des réseaux d’information. Or, ceux-ci sont délégués de plus en plus désormais aux algorithmes.

Dans la Silicon Valley, une nouvelle religion est apparue : le Dataism (croyance dans le pouvoir absolu des données). Selon ses partisans, l’information sera le nœud de la société,  organisée entre ceux qui produisent des données à leur insu du simple fait d’exister, et ceux qui les exploitent à travers des algorithmes, dont eux seuls détiennent les clés. L’objet des enjeux de pouvoir ne sera plus l’individu, comme dans le concept de biopouvoir avancé par Foucault, mais le niveau infra-individu, « des sous-systèmes biochimiques ». Selon Harari, « l’individu ne sera pas écrasé par Big Brother ; il se désintégrera de l’intérieur ». Il voit l’émergence d’une élite très sélecte, supérieurement éduquée, mais manquant totalement d’affect ou d’empathie. Cette élite s’alliera avec des machines intelligentes contre les humains « inférieurs », comparables aux animaux industriels d’aujourd’hui : capables de sentir et de souffrir, mais sans avoir les moyens de maîtriser ou de comprendre une existence instrumentalisée par leurs maîtres, dont la longévité sera sensiblement supérieure. Soit une forme nouvelle d’esclavage appliquée à l’humanité quasiment entière.

Des piles humaines ("Matrix")

Le réel lacanien : des piles humaines (« Matrix »)

Il s’agit d’une dystopie qui extrapole certaines tendances idéologiques existant déjà, notamment le transhumanisme, le projet latent de la Silicon Valley (voir Actualités #28). La dystopie sert ici d’avertissement de ce qui pourrait advenir sans transformation sociale et politique, sans contre-utopie ; le futur est insaisissable, et personne ne pourrait prédire dans quel monde nos descendants vivront en 2100. Mais même l’idée d’une réalisation très partielle de la dystopie dépeinte par Harari donne des frissons.

Scully mangeant du porc barbecue ("Red Museum")

Scully mangeant du porc barbecue (« Red Museum »).

Cette dystopie, qui s’inspire de toute évidence du système de castes à base génétique dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (1932), trouve de multiples échos dans la culture populaire des vingt dernières années. Elle doit quelque chose au film Matrix (1999), où dans le réel (Lacan), les humains sont des piles vivantes, qui fournissent l’énergie dont dépend la réalité illusoire générée par la matrice, sans qu’ils en soient conscients. Une autre influence vient de la série X-Files (1993-2002, 2016), où les extraterrestres préparent le remplacement des humains par une nouvelle espèce résultant du mélange des ADN humain et extraterrestre ; ce, avec la collaboration d’une élite politico-militaire agissant dans l’ombre. Dans l’épisode « Red Museum » (saison 2:10/1994), l’assimilation des humains au bétail, ou aux cobayes de laboratoire, est rendue explicite, malgré une intrigue confuse.

Source : David Runciman, « How data will destroy human freedom (review of « Homo deus« ), The Guardian (London), 24 August 2016.

Sur Matrix, voir l’article d’Imane Sefiane dans la Web-revue.

L’envoi réussi d’un satellite « quantique » chinois, destiné à un usage commercial et militaire

mozi

Mozi (impression d’artiste)

La Chine a pris de l’avance dans la maîtrise des technologies de cryptage en lançant le 16 août un satellite de communication quantique, une technique de transmission de clés d’encodage réputée inviolable. Le protocole du satellite chinois utilise des propriétés quantiques des photons, qui peuvent être corrélés afin que la modification de l’un entraîne la modification de son jumeau, trahissant une intervention pirate, et invalidant automatiquement les clés de chiffrement envoyées. Surnommé Mozi, du nom du philosophe chinois du 5e siècle av. J.-C., le satellite permettra de tester l’envoi de clés hypersécurisées pendant deux ans.

La recherche en physique quantique est l’une des priorités du treizième plan quinquennal 2015-20, et ce projet est suivi de près par des militaires aussi bien que des scientifiques. « De tels moyens en disent long sur les ambitions de la Chine. Elle n’hésite pas à investir des sommes colossales dans ces recherches », explique Hoi Kwong Lo, chercheur en cryptographie quantique à l’université de Toronto.

Pan Jianwei (1970-)

Pan Jianwei (1970-)

Ce sont des moyens qui manquent ailleurs. Un rapport du Conseil national américain des sciences et technologies, rendu public le 26 juillet, a noté que si les États-Unis dépensent actuellement 200 millions de dollars par an sur la recherche scientifique, le rythme de progression dans le domaine de l’information quantique a souffert de « l’instabilité » des financements. Au début des années 2000, un chercheur en physique quantique à l’université de Vienne, Anton Zeilinger, a essayé sans succès de persuader l’Union européenne d’appuyer un programme de développement d’un satellite quantique. C’est son doctorant d’alors, Pan Jianwei (潘建伟), devenu entre-temps vice-président de la prestigieuse Université chinoise des sciences et technologies à Hefei, qui a pris la tête du programme chinois en 2011. « Le cas Edward Snowden nous a appris que, dans les réseaux de transmission, l’information est exposée au risque d’être attaquée par des hackers », a-t-il déclaré à la presse officielle en mai.

La technologie de cryptage quantique est déjà utilisée au sol entre des banques reliées par fibre optique, mais sur des distances très limitées. « On sait depuis plusieurs années faire du cryptage quantique dans une même ville, mais pas entre des régions éloignées. L’emploi du satellite permet d’envisager un usage à l’échelle planétaire », résume Alexandre Ling, professeur de technologies quantiques à l’université de Singapour.

Anton Zeilinger (1945-)

Anton Zeilinger (1945-)

Quant à Anton Zeilinger, il assiste son ancien étudiant sur le projet chinois, et était présent lors du lancement de la fusée. « Beaucoup de gens pensent que les communications quantiques joueront un rôle, notamment dans le futur d’Internet. C’est à double usage, on pourra aussi bien crypter une communication militaire que commerciale, ce ne sera qu’une question d’applications », dit-il. Pour sa part, la Chine vise à devenir une puissance technologique incontournable d’ici à 2049, pour le 100e anniversaire de la fondation de la République populaire.

Source : « La Chine prend de l’avance dans le cryptage des communications » (Harold Thibault avec David Larousserie), Le Monde, 18 août 2016, p. 4.

Voir aussi Actualités #29, mars 2015, et Actualités #20, mai 2014.

Le marché des PC est dopé par l’essor du « gaming » (e-sport)

gamingEn l’espace de quelques années, certains jeux vidéo (Hearthstone, StarCraft, League of Legends, Call of Duty…) sont parvenus à ériger le « gaming » en véritable sport de compétition (e-sport), qui peut attirer des dizaines de milliers de spectateurs dans des stades lors des tournois internationaux. « Avec le développement d’Internet et des plateformes de streaming de jeux vidéo comme Twitch [racheté en 2014 par Amazon], le « gaming » s’est considérablement démocratisé. C’est maintenant devenu un sport comme un autre, avec ses joueurs professionnels, ses clubs, ses supporteurs et même son « mercato »», remarque Emmanuel Martin, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisir, qui a oublié de mentionner ses titres de presse, et ses sites en ligne.

En dix ans, la proportion de consommateurs de jeux vidéo a presque doublé en France, 53% se déclarant jouer régulièrement en 2015, contre 29% en 2005. Les industriels du secteur y voient un formidable relais de croissance. « En plus des acteurs historiques que sont Asus, MSI, Acer ou Dell, d’autres constructeurs comme HP ou Lenovo tentent ces dernières années de profiter de la croissance de ce marché en étoffant leurs gammes de PC consacrées au « gaming » », dit Isabelle Durand, analyste chez la société de conseil américaine Gartner. Alors que Sony a dévoilé en septembre les contours de la nouvelle version de sa PlayStation 4, les fabricants du PC annoncent des produits toujours plus innovants conçus pour les gameurs, avec à la clé, l’intégration de la réalité virtuelle. « Les amateurs de jeux vidéo ont pris conscience que les ordinateurs de « gaming » offraient des performances bien plus poussées que les consoles », explique Will Fu, directeur international de la division gaming de Lenovo.

Acer, la société taïwanaise, a fait du « gaming » un des piliers de son développement. « Cela permet notamment de dynamiser le marché du PC, en difficulté ces derniers temps. En un an, nos ventes ont triplé de volume. En France, ce segment représente maintenant 10% de nos ventes. […] Un ordinateur classique coûte en moyenne 550 euros, contre 1500 à 2000 euros pour ceux de « gaming » », souligne Fabrice Massin, directeur de communication et de marketing en France d’Acer. Quant à son rival Asus, taïwanais lui aussi, qui a fait le même choix de développement, il réalise entre 15% et 17% de son chiffre d’affaires en France grâce à ce secteur. L’américain Nvidia,  qui fournit des composants électroniques à tous les grands constructeurs, a lancé mi-août une nouvelle génération de processeurs pour ordinateur portable, capable de rivaliser avec les ordinateurs de bureau. L’avenir du secteur réside, en effet, dans des appareils de plus en plus miniaturisés.

pro-gamerLa professionnalisation des joueurs a contribué au développement de toute une gamme d’accessoires (souris bardées de capteurs, claviers au toucher hypersensible, etc.) pour améliorer les performances techniques. Au premier semestre 2016, ce marché représentait 29 millions d’euros de chiffre d’affaires en France, selon les estimations du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, soit une croissance de 32% sur un an.

« De nombreux joueurs amateurs qui découvrent l’univers du « gaming » finissent par adopter les mêmes comportements que les fans de football qui s’équipent chez Nike ou Adidas pour faire comme leurs footballeurs préférés », note Kiattikhoun Limmany, responsable de marketing chez MSI. Les marques sont de plus en plus nombreuses à nouer des partenariats avec des joueurs vedettes, et à sponsoriser des équipes ou des tournois, comme dans le sport « classique ». Mais les revenus des joueurs sont pour l’instant sensiblement inférieurs. Le top 15 des gameurs professionnels n’ont gagné qu’entre 226 780 et 454 540 dollars en 2013, pour une participation moyenne dans 30 tournois. (À titre de comparaison, le top 10 des golfeurs ont gagné entre 11,9 et 61,2 millions de dollars en 2014, et le top 10 des footballeurs, entre 20,2 et 65 millions). Cent gameurs dans le monde gagnent plus de 100 000 dollars annuellement (2014).

Sources : « Le marché des PC dopé par l’essor du « gaming » » (Zeliha Chaffin), Le Monde, 8 sept. 2016, supplément Éco & Entreprise, p. 8 ; « Salaries of Pro Gamers » (Dan Ketchun), http://work.chron.com/salaries-pro-gamers-26166.html ; http://www.businessinsider.com/15-of-the-highest-paid-professional-gamers-2014-5?IR=T ; http://lifestyle.boursorama.com/article/quels-sont-les-footballeurs-les-mieux-payes-au-monde_a1716/1  ; http://www.sportune.fr/sport-business/tiger-woods-phil-mickelson-10-golfeurs-les-mieux-payes-en-2014-110642

« Le Bureau des Légendes » est la série française la plus exportée

Le Bureau des Légendes a déjà rapporté 3,7 millions d’euros à l’international (3 millions d’euros pour les saisons 1 et 2, et 700 000 euros en préachats de la saison 3, notamment par Prime Video (Amazon) en Grande-Bretagne). Diffusée aux États-Unis sur iTunes sous le titre The Bureau, la série a été plutôt bien reçue par la critique américaine : le New York Times (8 juin 2016) l’a qualifiée d’« intelligente » (smart) et de « subtile » (understated), bien que la cinématographie et le montage soient jugés parfois un peu « prétentieux » (self-consciously arty). La précédente série française la plus exportée était Les Revenants (2,7 millions d’euros), qui n’a pas réussi à maintenir sa dynamique initiale. Elle s’est arrêtée après deux saisons, chacune composée de huit épisodes, tournés sur une période de trois ans (2012-15). Ce rythme est insuffisant pour le marché international.

Alex Berger (1962-)

Alex Berger (1962-)

C’est pour accélérer le rythme qu’Alex Berger, fondateur de The Oligarchs Productions (TOP) qui produit la série pour Canal +, reprend les méthodes de production qu’il a apprises aux États-Unis auprès de Todd Kessler (Damages, The Sopranos) : « Nous formons la chaîne à une nouvelle façon de faire : un processus industriel réglé au millimètre permettant de faire une saison par an. […] Chaque minute compte, c’est un compte à rebours. Pendant ses trente minutes de trajet en voiture le matin, [le showrunner] Éric Rochant va regarder les rushs de ce qui a été tourné la veille pour choisir ce qu’il faut retenir ». L’organisation spatiale du travail est calquée sur le modèle américain : la salle d’écriture à l’étage, les plateaux en bas.

Le tournage de la saison 3 a commencé fin septembre pour une diffusion en mai 2017, pile un an après le début de la saison 2. Chacun des huit épisodes de la première saison a coûté 1,4 million d’euros, et ceux de la deuxième saison, 1,7 million. Le défi pour Berger, c’est de faire aussi bien qu’aux États-Unis avec nettement moins de moyens (le coût moyen d’un épisode de série aux États-Unis est de 3,5 millions de dollars, et pour une série de prestige comme Game of Thrones, 6 millions). Selon lui, pour que les séries françaises s’exportent, il faut qu’elles soient identifiables culturellement, comme les séries scandinaves. « La marque de fabrique d’Éric [Rochant], c’est le côté auteur et le réalisme, comme dans le cinéma français des années 1960 ».

Sources : « Le Bureau des Légendes, la série française la plus exportée » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 5 sept. 2016 ; http://www.nytimes.com/2016/06/09/arts/television/tv-review-occupied-netflix-the-bureau-itunes.html

Voir aussi « Actualités #42 » (sur Le Bureau des Légendes), et « Actualités #26″ (sur Engrenages)

                                                                     Bande-annonce de la saison 2

Snapchat (Snap Inc.) vient de lancer une version française de son application Discover

Il y aurait plus d’utilisateurs de Snapchat en France (8 millions, selon ses dires, par rapport à 24 millions pour le réseau social leader, Facebook) que de téléspectateurs du journal télévisé de TF1. Cette popularité en France a poussé l’entreprise américaine, fondée en 2011, à y renforcer son implantation. Le 15 septembre, on a ouvert une version française de son application Discover, qui permet aux médias partenaires de publier des contenus directement sur le réseau. (Le 23 septembre, Snapchat a annoncé qu’il s’appelle désormais Snap Inc.).

snapchat2En janvier 2015, Snapchat, qui a 150 millions d’utilisateurs dans le monde, mais dont les vidéos atteignent 10 milliards de vues par jour, a lancé la version originale de Discover avec onze médias partenaires anglo-saxons (MTV, CNN, National Geographic entre autres), portés depuis à 23 (dont BuzzFeed, iHeartmedia,  The Wall Street Journal). Des éditions locales ont été créées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, attirant, selon Snapchat, 100 millions de visiteurs chaque mois. Huit médias ont été retenus pour la version française, en tenant compte de leur poids numérique, et de leur positionnement éditorial : Le Monde, Paris Match, L’Équipe, Melty (tendances), Konbini (culture pop), Cosmopolitan (mode), Vice (showbiz), et Tastemade (cuisine, voyages), les trois derniers, déjà présents sur la version anglaise, bénéficiant d’accords globaux. Parmi les recalés, France Télévisions et le groupe Aufeminin.com. D’autres médias pressentis ont hésité à candidater (Le Parisien, Le Figaro, Glamour).

Les huit médias partenaires se sont engagés à proposer une publication quotidienne spécialisée, ce qui a nécessité la mise en place des équipes dédiées composées de journalistes et de « motion designers ». L’édition Discover du Monde, par exemple, est constituée d’une douzaine de cartes dans les formats visuels et verticaux que réclame l’application, qui fait la part belle aux infographies animées, aux photos et aux vidéos. « C’est un moyen de réfléchir à des formats authentiquement mobiles, et donc un accélérateur », prétend Cyril Linette, directeur général du groupe L’Équipe.

Image posté sur Snapchat : terre de mission pour la presse écrite ?

Images postées sur Snapchat : terre de mission pour la presse écrite ?

L’enjeu est d’atteindre les Français de 15 à 24 ans, dont 51% utilisent Snapchat tous les jours. Cette population serait totalement « mobile » dans ses pratiques, et renâclerait devant la lecture des articles, bref, une terre de mission pour la presse écrite. Selon Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, « C’est pour nous un début de discussion avec ce public », alors que pour Alexandre Malsch, directeur du Meltygroup, « Snapchat est le kiosque de demain ».

Le développement de revenus publicitaires est un enjeu majeur pour Snapchat, partout dans le monde. Selon le cabinet eMarketer, ses revenus publicitaires pourraient atteindre 935 millions de dollars en 2017, dont 43% via Discover. L’entreprise prétend que ses annonces génèrent cinq fois plus de clics que sur d’autres sites pour mobiles, à des prix compétitifs : 40-60 $ (20 $ en 2015) pour 1000 « impressions » (visionnements). Croyant avoir enfin découvert la bonne recette pour les supports mobiles, l’industrie publicitaire américaine est en émoi face au succès du format des annonces interactives (où l’utilisateur peut superposer, via un filtre animé (lens) sponsorisé, et dans un esprit fun, des images des marques sur des selfies). Des posts poilants d’une tête de Taco Bell ont été visionnés 224 millions de fois en une journée en mai 2016 (voir vidéo ci-dessous).

L’avis des professionnels des médias sur l’application Discover reste néanmoins mitigé pour l’instant, pour plusieurs raisons. Il est difficile d’obtenir des retours quantifiés des médias partenaires anglo-saxons, même si ceux-ci, communication oblige, se déclarent globalement satisfaits. Pour certains, les revenus attendus ne valent pas l’investissement à consentir. Pour d’autres encore, le format, qui minore le texte, n’est pas adapté au journalisme sérieux : « Ils imposent des contraintes qui n’ont aucun sens », dénonce Francis Morel, PDG des groupes Les Échos-Le Parisien. Un dernier impondérable sera la tolérance à terme des consommateurs pour les publicités sur smartphone, en plein écran et avec du son, aussi intrusives que celles de la bonne vieille télévision commerciale. Grâce à son format court et ludique, Snapchat (Snap Inc.) pense avoir trouvé le moyen de surmonter la résistance à la publicité numérique ; son succès sera la mesure d’une nouvelle étape dans la colonisation des esprits par l’industrie publicitaire.

Précédemment dans la Web-revue sur Snapchat : Actualités #32, juin 2015

Sources : « Huit médias français dans l’aventure de l’info sur Snapchat (Alexis Delcambre), Le Monde, supplément Éco & Entreprise, 16 sept. 2016, p. 8 ; http://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/0211245396656-les-medias-francais-se-mettent-en-quatre-pour-seduire-snapchat-2023949.php ; https://www.emarketer.com/Article/Snapchat-Ad-Revenues-Reach-Nearly-1-Billion-Next-Year/1014437http://www.ibtimes.com/snapchat-discover-one-year-later-how-23-media-companies-are-building-stories-evan-2281851http://www.adweek.com/news/technology/snapchat-launches-colossal-expansion-its-advertising-ushering-new-era-app-171924http://uk.businessinsider.com/advertisers-absolutely-love-snapchats-most-premium-ad-format-and-that-ought-to-worry-its-rivals-2016-5?r=US&IR=T

DeepMind fait des progrès importants dans la création des voix synthétiques

deepmindLe 8 septembre, l’entreprise d’intelligence artificielle DeepMind, rachetée par Google en 2014, a présenté sur son site WaveNet une nouvelle technologie permettant de générer une voix quasiment identique à celle de l’être humain (en Anglais américain, et en Mandarin). Jusqu’ici, les voix synthétiques des GPS, ou des assistants vocaux comme Siri (Apple), Cortana (Microsoft) et Alexa (Amazon), malgré des améliorations récentes, restent relativement hachées et « robotiques ». Ces voix sont fabriquées ou par l’enregistrement de la voix d’une personne prononçant des milliers de mots, et assemblées en phrases ensuite (GPS), ou par la simulation synthétique de la voix humaine.

DeepMind cherche à appliquer la théorie de l’apprentissage profond (deep learning). Pour le projet WaveNet, il s’agissait d’ « entraîner » le programme en lui fournissant une gigantesque base de données de mots prononcés par un humain, dont il a analysé le spectre sonore. Le programme en a tiré la capacité de créer par lui-même de nouveaux spectres sonores, et donc de nouveaux sons adaptés ensuite à un texte à prononcer. Le résultat est encore imparfait, mais la voix WaveNet (lien ci-dessus) est sensiblement plus fluide et réaliste (elle prend en compte les respirations) que les voix synthétiques créées jusqu’ici. L’objectif à terme est de permettre aux humains d’interagir avec la machine en utilisant le langage naturel, comme entre eux.

Puisque le programme se base sur le spectre sonore, il peut s’appliquer aussi à la création musicale. Pour s’amuser, des ingénieurs ont fourni à la machine des extraits de piano classique, et celle-ci a proposé des compositions de son cru, qu’on peut écouter sur le site WaveNet. À quand un programme qui remplacera les compositeurs, surtout pour les musiques « utilitaires » ?

Cette percée dans la création d’une voix synthétique convaincante est le deuxième succès cette année pour la recherche en intelligence artificielle. En mars, le programme AlphaGo a battu le meilleur praticien du jeu stratégique de go dans le monde, le Sud-Coréen Lee Sedol, exploit qu’on n’attendait pas avant au moins dix ou quinze ans.

                                                               Activer sous-titres (en anglais)

Précédemment dans la Web-revue sur DeepMind : Actualités #37, déc. 2015. Sur le deep learning : Actualités #33, juillet-août 2015. Sur Google et le transhumanisme : Actualités #28, fev. 2015.

Sources : « Google accouche d’une voix presque humaine » (Morgane Tual), Le Monde, supplément Éco & Entreprise, 16 sept. 2016, p. 8 ; https://deepmind.com/blog/wavenet-generative-model-raw-audio/

 

Lire les autres articles de la rubrique.




Actualités des industries culturelles et numériques #40, mars 2016

La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des acteurs professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.

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Des robots intelligents, des algorithmes et des hommes (la quatrième révolution industrielle ?)

huboAu Forum économique mondial de Davos (Suisse) en janvier, raout mondain et médiatique annuel qui a réuni 2500 participants incluant grands patrons (Facebook, Google, Alibaba, la banque J. P. Morgan, Uber, Airbnb), financiers, universitaires, journalistes et politiques du monde entier (Manuel Vals et Emmanuel Macron pour la France), un Coréen a volé la vedette : Hubo, un robot qui sait conduire une voiture, bricoler, ouvrir une porte, tourner une valve, pousser un bouton. Les organisateurs du Forum ont placé l’édition de 2016 sous le signe de la « quatrième révolution industrielle », qui désigne la nouvelle vague technologique qui s’annoncerait : intelligence artificielle, réalité virtuelle, nano- et biotechnologies, impression 3D, robotique, le big data.

Klaus Schwab (1938-)

Klaus Schwab (1938-)

D’après une étude très détaillée réalisée pour le Forum auprès des services des ressources humaines d’entreprises issues de 15 pays « développés » représentant 65 % des salariés mondiaux, ces innovations devraient aboutir à la suppression de 7,1 millions d’emplois dans les cinq ans à venir, contre la création de seulement 2 millions, soit une perte de 5 millions. Dans le même temps, l’Organisation internationale du Travail, agence de l’ONU, prévoit 11 millions de chômeurs supplémentaires dans le monde d’ici à 2020, qui touchera prioritairement des employés de bureau, et ensuite certaines professions. Pour Klaus Schwab, fondateur du Forum, il s’agit d’une ère où « la fusion des technologies efface les frontières entre les sphères physique, biologique et numérique ». C’est « mind-blowing » (qui fait éclater l’esprit), pour Bill Gates, président de Microsoft.

Vitalik Buterin (1994-)

Vitalik Buterin (1994-)

Les algorithmes savent déjà écrire des articles de presse (des comptes-rendus de rencontres sportives par exemple), donner des conseils juridiques et financiers, faire de la comptabilité, poser un diagnostic médical. Si la grande affaire du 20e siècle a été le remplacement de travail manuel par des machines, celle du 21e serait le remplacement du travail intellectuel par des machines intelligentes. L’ubérisation du monde, où les compétences seront payées « au projet », et non par des salaires stables, n’est que dans son enfance.

Un nouveau développement, chapeauté par la fondation Ethereum présidée par le jeune génie russo-canadien Vitalik Buterin, est la technologie blockchain (base de données décentralisée, ouverte et inviolable, plus sophistiquée que la monnaie bitcoin qui la sert de modèle). En gros, la blockchain (chaîne de blocs) permettra aux ordinateurs connectés à son écosystème d’automatiser des relations d’affaires ; plus besoin d’intermédiaires, que ce soit des avocats, des banquiers, des comptables, des managers ou des cadres d’entreprise. La start-up Colony.io, par exemple, permettra de créer des entreprises en ligne en liant des professionnels partout dans le monde, qui seront rémunérés en fonction de leur contribution réelle à la chaîne de valeur. Selon Buterin, naïf à cet égard, les blockchains vont redonner « le pouvoir aux individus », en s’attaquant à la finance : « J’espère que les blockchains contribueront à éliminer des emplois trop bien payés ». Cette technologie touchera, selon lui, des milliards d’utilisateurs dans cinq ans. Des entreprises et des réseaux sociaux centralisés comme Facebook, eBay et Amazon pourraient aussi se trouver menacés (voir l’interview avec lien ci-dessous).

Isaac Azimov (1920-92)

Isaac Azimov (1920-92)

Deux économistes de l’université d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne ont publié en 2013 une étude où ils évaluaient à 47% la proportion d’emplois menacés par l’automatisation aux États-Unis. Leur méthode donne 42% en France (selon le cabinet Roland Berger) et 38% au Royaume-Uni. Dans un rapport publié en janvier, la Banque mondiale étend ces calculs à des pays émergents : 65% d’emplois menacés en Argentine, 69% en Inde, 72% en Thaïlande, 77% en Chine, et 85% en Éthiopie. Une fois n’est pas coutume, le rapport cite l’auteur de science-fiction Isaac Azimov décrivant le monde de 2014 dans un essai écrit en 1964 : « Les quelques heureux qui pourront être impliqués dans n’importe quelle forme de travail créatif formeront la vraie élite de l’humanité, car eux seuls feront plus que servir une machine » (Visite de l’Exposition universelle de New York de 2014).

Il y va de l’avenir de la classe moyenne, épine dorsale de la démocratie libérale, et au-delà, de la société même, menacée d’une montée des inégalités à un point critique. Vus en termes de la rentabilité de l’entreprise individuelle, presque tous les emplois (salariés) dans les pays développés pourraient être jugés « trop bien payés ». Mais quid de la reproduction du système, en l’occurrence du cycle de la production qui nécessite une masse de consommateurs solvables, faute de quoi les stocks s’entassent dans les entrepôts ? Quelle serait l’organisation sociale (postcapitaliste ?) qui pourrait intégrer des machines intelligentes en son sein, sans rejeter la grande majorité des citoyens au rebut, dans un régime forcement autoritaire ?

Charles Robbins

Chuck Robbins (1950-)

Ces questions étaient posées aussi par les élites politiques et économiques à Davos, chez qui l’inquiétude est réelle. « L’accent doit être mis sur les compétences, pas sur les emplois », répond Satya Nadella, PDG de Microsoft, exemple parfait d’une langue de bois qui ne fonctionne plus. D’autres dirigeants mettent l’accent sur la protection forcement éthique des données privées. Selon Charles (Chuck) Robbins, PDG de Cisco : « Un nouveau degré de confiance est requis, au-delà de tout ce que nous avons connu dans l’histoire : confiance dans les systèmes qui gèrent les données, dans les gens qui ont accès aux données, dans les technologies qui protègent les données ». Vœu pieux, si ce n’est pas pour appuyer la création des emplois dans la cybersécurité, chacun voyant midi à sa porte. Sans un minimum de confiance, aucune société n’est viable. Même les experts de la banque américaine Citi évoquent la mise en place de politiques keynésiennes radicales comme le crédit d’impôt pour les laissés-pour-compte, et le partage généralisé du travail. Le débat va s’ouvrir, d’une façon ou d’une autre.

Sources : « Des robots et des hommes à Davos » (Philippe Escande), Le Monde, supplément Économie et Entreprise, 20 janv. 2016, p. 1 ; «  »Demain, une époque formidable » (Sylvie Kauffmann), Le Monde, 31 déc./1 févr., 2016, p. 24 ; « Ethereum, la blockchain qui s’attaque au monde de l’entreprise » (Nicolas Madelaine), Les Échos, 14 janv. 2016, p. 22 ; interview avec Vitalik Buterin, Les Échos, 13 janv., 2016 ; « La grande panne de l’emploi » (Jean-Marc Vittori), Les Échos, 9 février 2016, p. 10.

La série X-Files est de retour

Scully et Mulder, 2016

Anderson et Duchovny, 2016.

Chris Carter (1957-), producteur

Chris Carter (1957-), producteur

X-Files est revenu sur la chaîne Fox en janvier, dans une minisérie de six épisodes (« event series »), actuellement diffusée sur M6. Le premier et le sixième épisodes revisitent le grand thème d’une conspiration extraterrestre, alors que les autres proposent des intrigues autonomes (stand alone). Déjà, en 2008, les deux agents du FBI, Fox Mulder et Dana Scully, s’étaient réunis dans un deuxième film, X-Files : Régénération (Chris Carter), qui avait pris le parti de ne pas renouer avec la mythologie extraterrestre. L’échec commercial du film, jugé faible par les fans et par les critiques, a laissé penser que la page était définitivement tournée. Deux facteurs ont contribué à la réanimation de la série. D’abord, on estime que le climat politique aux États-Unis est de nouveau compatible avec l’ambiance paranoïaque de la série, après les révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage des citoyens pratiqué sur une grande échelle par la National Security Agency (NSA), avec la complicité de Google entre autres (Actualités #29) ; Snowden est explicitement mentionné dans le premier épisode. Ensuite, surpris au forum Comic-Con 2013 à San Diego par l’enthousiasme des fans de la bande dessinée inspirée par la série, David Duchovny (Mulder) a su convaincre la Fox de se lancer de nouveau sous forme de minisérie, qui laisse les options ouvertes pour Fox et pour les deux comédiens principaux (à noter que Gillian Anderson a dû se battre pour obtenir la même rémunération que son partenaire).

xfilesD’évidence, ce qui est visé en premier lieu, c’est le marché de la nostalgie, vu comme tremplin pour se lancer à la conquête de nouvelles audiences, car contrairement à d’autres relances anecdotiques (Dallas 2012-14, 40 épisodes à faible audience sur TNT ; Le Prisonnier, 2009, 6 épisodes sur AMC), on retrouve les comédiens d’origine, vieillis : Duchovny a 55 ans, et Gillian Anderson (Scully), 47 ans. Le besoin de nostalgie est évoqué par Anderson : « Je me rends compte que, même si certains s’attendaient à quelque chose d’aussi révolutionnaire qu’à l’époque, ce n’est pas vraiment ce que le public désire. Ils veulent que ce soit comme avant… Il ne faut pas essayer de réparer ce qui n’est pas cassé » (Variety). Dans la foulée, on apprend que cette année, le réalisateur David Lynch commencera le tournage (pour la chaîne de câble Showtime) d’une troisième saison de neuf épisodes de Twin Peaks, toujours avec l’acteur de la série originale d’il y a 26 ans, Kyle MacLachlan. CBS prépare le tournage du pilote d’un reboot de MacGyver (1985-92), situé sept ans avant la série originale (prequel), et la Fox a annoncé une nouvelle event series réunissant les acteurs originaux de Prison Break (2005-09).

La réaction critique à la reprise de X-Files a été plus que mitigée ; le blogueur Pierre Sérisier sur le site du Monde est particulièrement cinglant (« ce retour est avant tout une exploitation sans fard de la nostalgie et pas grand-chose de plus »). Écrivant dans la revue professionnelle américaine Variety (lien ci-dessous), la critique Maureen Ryan a parlé d’une saison « inexplicablement bâclée » : « c’était comme si quelqu’un avait mis un assortiment d’éléments provenant de la série originale dans un mixeur et avait servi la bouillie résultante en de grands tas d’exposés lourdingues ». Le premier épisode (« My Struggle ») a tout de même été regardé par 16,2 millions (21,4 millions en incluant le visionnage en différé), un bon score dans l’écosystème télévisuel actuel ; le sixième est tombé à 7,6 millions, ce qui fait une moyenne honorable de 9,53 millions. (Par comparaison, une autre event series de la Fox, 24 : live another day (2014), n’a eu qu’une audience de 8,08 millions pour le premier épisode, et 6,47 millions pour le douzième et dernier ; il n’empêche, une nouvelle saison, sans Kieffer Sutherland, est en préparation).

Maureen Ryan

Maureen Ryan

En attendant l’annonce officielle de la Fox, Chris Carter se dit convaincu qu’il y aura une onzième saison, plus étoffée. Écrivant dans Variety (lien ci-dessous), le journaliste Brian Lowry affirme qu’un renouvellement n’est pas gagné d’avance, et que l’absence d’annonce à cet effet suggère que la Fox hésite. Le problème, selon lui, est que, contrairement à des séries comme 24 qui peuvent intégrer assez facilement de nouveaux personnages, un prolongement convaincant de X-Files risque d’être difficile, compte tenu de sa structure complexe, et de sa dépendance des deux comédiens principaux. Selon Maureen Ryan, également dans Variety, « il faudrait reprendre sérieusement en main la série, laissée maladroitement dans un état désordonné ». Quoi qu’il en soit, la résurrection des séries anciennes, parfois sous forme de reboot, est devenue une tendance lourde de la télévision américaine.

Sources : « X-Files, les affaires reprennent » (Alexandre Hervaud), Libération, 23/24 janv. 2016 ; « The X-Files : How Fox revived Mulder and Scully’s search for truth » (Geoff Berkshire), Variety, jan. 19, 2016 ; « The X-Files – un retour bien laborieux » (Pierre Sérisier), site du Monde, posté 25 janv. 2016 ; « The X-Files (season 10)« , entrée wikipedia ; « 24 : live another day« , entrée wikipedia ; site « TV series finale » (le reboot de « MacGyver« ), posté le 24 fév. 2016 ; http://tvline.com/2016/02/22/x-files-season-11-spoilers-william-chris-carter-interview/ ; http://variety.com/2016/tv/columns/x-files-revival-finale-renewal-prison-break-24-1201712314/ (Brian Lowry) ; http://variety.com/2016/tv/features/the-x-files-season-finale-review-my-struggle-ii-1201712181/(Maureen Ryan).

Les séries françaises ont la cote (2)

Plus de 600 heures de fiction française en plus ont été diffusées en 2015. L’effort a été partagé entre les chaînes historiques (environ 300 heures) et les nouvelles de la TNT qui, pauvreté oblige, ont tendance à faire des rediffusions. Si tous les groupes investissent dans la fiction, il existe des écarts importants : TF1 a investi 140 millions d’euros l’an dernier (stable par rapport à 2014), France Télévisions, 215 millions (chiffre de 2014) et M6, 30 millions (stable).

chanceComme l’a expliqué un spécialiste cité par Les Échos : « Les prix des hits de la fiction américaine ont grimpé ces derniers temps. Et il est devenu de plus en plus difficile d’avoir accès aux « meilleurs » séries, compte tenu de l’arrivée de nombreux intervenants, comme Netflix par exemple ». Le coût moyen de production d’un épisode d’une série française est d’environ un million d’euros, alors que l’acquisition d’une soirée Mentalist avec plusieurs épisodes coûterait moins de 500 000 euros. Mais les calculs de rentabilité sont plus complexes : en produisant ou en coproduisant une série, une chaîne peut espérer des recettes futures sur le marché international. Même si les grandes chaînes ont des obligations réglementaires, il s’agit surtout de soigner leur image de marque, car une chaîne qui ne produit pas de fictions originales de qualité est reléguée en deuxième, voire en troisième division. Certaines fictions françaises ont très bien marché : citons le téléfilm L’Emprise  (TF1), 9,8 millions de téléspectateurs, et la minisérie policière Une chance de trop (TF1), 8,7 millions en moyenne pour ses six épisodes. Dans le top 10 annuel des fictions en 2015, 7 sont françaises, contre 5 en 2013. Le nouveau dérivé (Actualités #36) de la franchise américaine locomotive, Les Experts : cyber est à la peine, avec une audience qui tourne autour de 4 millions.

Source : « Les chaînes plébiscitent la fiction française » (Marina Alcaraz), Les Échos, 22-23 janv, 2016. (Quelques pourcentages d’un sondage Médiamétrie cité dans cet article ne sont pas fiables à mon avis, en raison de l’imprécision de la catégorie « fan »).

Voir précédemment sur les séries françaises : Actualités #35, octobre 2015.

Twitter doit se transformer pour élargir son public, et pour (enfin) gagner de l’argent

Depuis un certain temps, Twitter se retrouve dans l’incapacité à gagner de nouveaux utilisateurs. Au quatrième trimestre 2015, le réseau social comptait 320 millions d’utilisateurs, soit autant que le trimestre précédent. Sur le dernier exercice, son chiffre d’affaires a atteint 2,2 milliards de dollars, en hausse de 58% en un an, mais c’est néanmoins une perte de 521 millions de dollars. Son patron et cofondateur, Jack Dorsey, s’est donné comme priorité l’amélioration du service : « Nous allons réparer les fenêtres cassées, et tout ce qui prête à confusion », a-t-il dit dans sa lettre aux actionnaires, en citant l’exemple de l’arobase (@) dans le fil Twitter, jugée inhibitive.

Jack Dorsey (1976-)

Jack Dorsey (1976-)

Il est difficile pour Twitter d’évoluer sans faire fuir ses fidèles, comme en témoigne la réaction à l’annonce d’une nouvelle fonctionnalité donnant la possibilité à l’internaute de faire apparaître en tête de son fil d’actualité les tweets les plus susceptibles de l’intéresser ; ce, grâce à un algorithme. Pas mal d’abonnés l’ont accusé de « Facebookisation rampante ». Condamné à changer pour survivre, Twitter fait preuve d’un certain conservatisme. « Twitter souffre depuis plusieurs années d’un manque d’innovation. En face, de nouvelles plateformes sont capables d’attirer de nouveaux membres, de les fidéliser et d’accroître les interactions en utilisant des outils intelligents [recommandation, analyse de données, localisation, etc.] », dit Jennifer Polk, analyste à l’institut Gartner, qui cite Snapchat (Actualités #32) et WhatsApp.

polkHipster sur les bords, Jack Dorsey a rappelé l’importance de la vidéo, et cherche à mieux intégrer Vine, le service de minividéo, et Periscope, acheté en mars 2015 (Actualités #31) : « Nous pensons que la vidéo live est un complément naturel à Twitter. Nous allons investir massivement dans ce premier écran ». L’autre priorité, c’est de rendre le réseau plus attractif aux annonceurs, qui sont à la base de son modèle économique. À cette fin, le site a fait des tests de publicités liées à des tweets hors du réseau, jugés encourageants par Dorsey, qui estime à 500 millions le potentiel d’audience supplémentaire, et qui mise sur le contournement des bloqueurs de publicité. Mais pour l’instant, rien n’est gagné, au contraire. La valeur d’une action Twitter est tombée de 45 $ en 2013 (soit une capitalisation de 30 milliards en 2015) à 14,56 $ en janvier 2016.

Source : « Twitter incapable d’attirer le grand public » (Sandrine Cassini), Le Monde, supplément Économie et Entreprise, 12 février 2016, p. 6.

Précédemment à propos de Twitter : Actualités #29, mars 2015.

 

Lire les autres articles de la rubrique.




Actualités des industries culturelles et numériques #37, décembre 2015

La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et numériques du côté des professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.

Interdit à la reproduction payante.

Djihadisme et Internet

Dans le sillage des massacres terribles du 13 novembre, qui ont visé les jeunes Parisiens, voici deux points de vue, liés aux thèmes développés par la Web-revue, et à méditer.

Jean-Pierre Filiu (1961-)

Jean-Pierre Filiu (1961-)

Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’islam contemporain, professeur à Sciences Po Paris (interview, Le Monde, 18 nov. 2014), parlant des recrues françaises au Daesh :

On continue de regarder comme un phénomène religieux ce qui n’est qu’un phénomène politique. Daesh est une secte. […] Son discours totalitaire ne peut prendre que chez ceux qui n’ont aucune culture musulmane. Plus vous aurez de culture religieuse, moins vous serez susceptible d’y adhérer. On est dans le monde de l’infra-religieux, de la sous-culture. À cela il faut ajouter la dimension apocalyptique de son discours, propre aux sectes, que l’on trouve sur Internet. C’est le domaine de la superstition. Cela ne peut attirer que les enfants de Facebook et des jeux vidéo. […] Ce qui fait qu’aujourd’hui, il n’y a plus aucun profil type du djihadiste. C’est une juxtaposition de différentes catégories – familles athées, catholiques, musulmanes, désunies, unies, insérées ou désocialisées, de banlieue ou de province…

Dounia Bouzar (1964-)

Dounia Bouzar (1964-)

Dounia Bouzar, ancienne éducatrice, anthropologue des faits religieux, mandatée par le ministère de l’Intérieur pour la « déradicalisation » d’anciens djihadistes français, au micro de France Culture (« Culture Matin »), le 16 nov. 2015 (transcription légèrement modifiée pour la lisibilité) :

Ce n’est pas la propagande de Daech qui va toucher [directement] des jeunes de la classe moyenne, souvent de référence catholique ou athée. […] Les premiers pas partent de très loin. Vous avez des jeunes qui rentrent dans la paranoïa en ouvrant des vidéos sur la malbouffe ou sur l’histoire politique qui sont finalement prises dans l’ensemble de liens YouTube, où on leur dit que tous les adultes leur mentent sur ce qu’ils mangent ou sur la façon dont ils se soignent, les médicaments, les vaccins, des choses si anodines que vous et moi pourrions les regarder. Mais très vite, entre malbouffe et Nutella, et les Illuminati et les complotistes, vous avez huit clics YouTube, on vous dit […] que c’est un complot, les sionistes maîtrisent le monde […], et que tous ceux autour de vous sont soit endormis par ces sociétés complotistes, sionistes, franc-maçonnes ou illuminatistes, soit complices avec elles. Et la grille paranoïaque se met en place, et ce sont les premiers basculements dans l’embrigadement. Le jeune se coupe de tous les adultes qui participent à sa socialisation, les enseignants vont être pris pour des gens payés pour empêcher de voir le déclin de cette société.

Commentaire du rédacteur

Bien entendu, il ne s’agit pas d’incriminer Internet en tant que médium (car on y trouve aussi la web-revue !), mais d’épingler une certaine sous-culture, ou demi-culture qui sévit sur le web en l’absence de médiateurs professionnels, pour le meilleur, et (hélas) pour le pire, car les vidéos antisémites de Dieudonné, et de son complice Alain Soral y font un tabac. La question de l’influence des médias (et Internet en est un) est extrêmement complexe, et n’admet pas d’explications mécanistes. Mais dans l’esprit critique qui est le nôtre, il faut néanmoins s’interroger sur le rôle joué par les industries culturelles dans la mise en place bien en amont d’un terreau paranoïaque, méfiant de tout, cynique, nihiliste, narcissique ; non plus conformiste comme dans la critique classique de la Kulturindustrie d’Adorno et de Horkheimer, mais excessif par rapport aux normes et valeurs déjà individualistes de la société actuelle, laquelle se trouve en tension croissante avec la logique du capital. Les rapports sociaux sont tendanciellement réduits à des rapports marchands (le travail et la consommation comme horizon de l’existence), et à ce titre dénués de sens.

S’ouvre alors un espace grandissant pour une demi-culture qui témoigne d’une grande confusion politique (le discours soi-disant « antisystème »). En ce qui concerne les séries télévisées américaines que j’ai étudiées depuis les années 1980, force est de constater qu’une toile de fond paranoïaque s’installe depuis le début des années des 2000 (24 heures chrono), et même avant (X-Files, années 1990, et à sa manière Deux flics à Miami, années 1980). Mention spéciale pour la série actuelle Stalker, qui met en scène un monde de prédateurs (hommes) et de proies (femmes). Les représentants de l’ordre y sont condamnés à réagir de manière désespérée et souvent futile, en l’absence de projet de société positif. La devise « ne faites confiance à personne » est devenue une quasi-évidence régulant idéalement tout échange avec autrui. Il va sans dire qu’aucune société, et au-delà, aucune économie de marché ne peuvent se maintenir sur des bases pareilles.

Star Wars explose les records de billetterie avant sa sortie ; le marketing déballage

force awakensLes sites de billetterie aux États-Unis affichent un trafic sans précédent pour l’épisode VII de la saga (The Force awakens de J. J. Abrams, en 3D), qui sortira le 18 décembre (le 16 décembre en France). Les salles de cinéma ne cessent d’ajouter de nouvelles séances. Disney a acheté les droits de la franchise en 2012 pour 4 milliards de dollars, et sa machine marketing ne manque pas de savoir-faire. Selon le site Fandango, les préventes de billets sont huit fois plus importantes que lors du précédent record établi par Hunger Games en 2012. Selon le site Movietickets.com, Le reveil de la force a représenté 95% de son trafic le premier jour de la mise en vente le 19 octobre. Sortie le même jour, la bande-annonce avait déjà été visionnée plus de 24 millions de fois sur les réseaux sociaux deux jours après. Un spécialiste dans le box-office américain prévoit 150 à 200 millions de dollars de recettes en Amérique du Nord pour le premier week-end, et plus de 600 millions dans le monde, ce qui battrait le record établi cette année par Jurassic World (524 millions). Sur la durée, on prévoit qu’il rejoindra Avatar et Titanic, seuls films à avoir dépassé la barre de 2 milliards de dollars.

Bien évidemment, ce n’est pas par hasard que le film sort juste avant Noël, s’agissant d’une chaîne de valeur qui comporte de nombreux produits dérivés, notamment des jouets et des jeux vidéo. Disney a décidé d’axer sa campagne de marketing – une première – sur un phénomène déjà répandu sur le Web : les vidéos amateurs de déballage (unboxing) dans lesquelles on voit des gens retirer des produits de leur emballage. Les professionnels du marketing regardent émerger ce phénomène bizarre, et s’interrogent. En décembre 2014, Google a fait savoir que des visionnages de vidéos de déballage avaient augmenté de 57% en 2014. Le bureau d’analyse californien Tubular a calculé à la même époque que ce genre de vidéo avait généré 11,3 milliards de visionnages. Selon le New York Times, 18 des 100 chaînes les plus regardées sur YouTube sont consacrées aux vidéos de déballage.

Ces vidéos, qui ont débuté avec des gadgets électroniques, permettraient dans un premier temps de vérifier que le produit existe réellement, au-delà de la publicité. Ensuite, il s’agirait de calmer l’impatience du consommateur névrosé (pléonasme ?), qui peut voir le produit sortir de sa boîte avant qu’il ne soit disponible chez lui. Selon Google, 62% des internautes regardent une vidéo de déballage avant de passer à l’achat. Disney a mis à contribution Maker Studios, le créateur de chaînes YouTube qu’il a racheté pour 500 millions de dollars en 2014, pour produire des vidéos « professionnelles » (mais pas trop !) de déballage des jouets Star Wars, adressées cette fois-ci aux enfants.

Sources : Les Échos, 21 oct. 2015 ; 1 sept. 2015.

L’éditeur de jeux vidéo Ubisoft cherche à se protéger contre une éventuelle OPA de Vivendi

ubisoftLe 4 novembre, Ubisoft a annoncé ses résultats financiers pour le premier semestre 2015 : 207,3 millions d’euros, en recul de 57% par rapport au premier semestre 2014, soit une perte de 65,7 millions d’euros par rapport à un bénéfice de 17,5 millions en 2014. Cette apparente contre-performance était prévisible dans un secteur rythmé par des lancements espacés. Le dernier jeu majeur d’Ubisoft, Watch Dogs, date de 2014. La période de Noël risque d’être décisive, car le dernier épisode de la franchise Assassin’s Creed, dont le lancement a été plusieurs fois repoussé et dont la réception critique a été plus que mitigée, s’est mal vendu. On espère néanmoins un frémissement en 2016. Mais ce qui inquiète Ubisoft le plus, ce sont les intentions du groupe Vivendi (dirigé par Vincent Bolloré), qui a fait une entrée non sollicitée à son capital en octobre, d’abord à 6%, ensuite à 10%, légèrement plus que la part de la famille d’Yves Guillemot, PDG et fondateur. Face au refus d’Ubisoft de discuter l’idée de signature d’un pacte d’actionnaires, assorti de sièges (minoritaires) au conseil d’administration et d’accords de distribution, Vivendi n’exclut plus la possibilité d’une OPA hostile pour en prendre le contrôle.

vivendiEn parallèle, la direction d’Ubisoft envisage de trouver un partenaire « chevalier blanc » pour entrer au capital afin de résister au groupe Vivendi (Canal +, Havas, Daily Motion, Telecom Italia (manœuvres en cours), Telefonica…). L’entreprise a donc mandaté les banques d’affaires Lazard et J.P. Morgan pour mener à bien cette mission, « pour que cela booste les profits de la compagnie et que cela soit positif pour les actionnaires ».

Chacun affûte sa stratégie de communication à destination des actionnaires, et des médias. Du côté de Vivendi, on met en avant ses débouchés de distribution, le fait qu’un éventuel chevalier blanc (américain ?) risque de compromettre l’indépendance d’Ubisoft de toute façon, et qu’au moins Vivendi a le mérite d’être français. Invité à l’émission de radio « Les Matins » (France Culture) le 29 octobre, le conseiller financier Alain Minc, proche de Bolloré, a demandé aux journalistes de laisser celui-ci tranquille, en raison de la petite taille de Vivendi face aux entreprises américaines comme Facebook, Google, Apple etc. Tout est relatif dans le monde des grands fauves.

Vincent Bolloré (1952-)

Vincent Bolloré (1952-)

Du côté d’Ubisoft, on insiste sur sa connaissance du métier, sa bonne gestion des licences, et sur ses projets de développement au-delà du jeu vidéo, notamment dans le cinéma. On avance aussi un argument que je trouve intéressant : l’idée d’une « exception culturelle » dans la production de jeux vidéo, qui ne serait pas assimilables dans des groupes du divertissement général. Ubisoft en veut pour preuve (entre autres) l’échec du rachat d’Atari par Warner dans les années 1970, et la prise de participation en 1999 de Bernard Arnault dans l’éditeur de jeux français Cyro Interactive, qui a fait faillite en 2002. Il y aurait donc une incompatibilité de culture entre une entreprise dédiée aux jeux vidéo et un groupe multimédia qui débouche fatalement sur le départ des créatifs. Fuite de créativité, de rentabilité, ou des deux ?

Source : Le Monde, 6 nov. 2015, supplément Économie et Entreprise, p. 8.

L’Amérique latine sous le charme de feuilletons turcs

adrianzen

Eduardo Adrianzen (1964-)

Achetée à un faible prix en 2014 par la chaîne chilienne Mega, et programmée dans un premier temps au milieu de la nuit, la « telenovela » turque Mille et une nuits a finalement remporté un vif succès, poussant la chaîne à acquérir d’autres feuilletons turcs, notamment Fatmagül, qui raconte l’histoire d’une femme, violée par trois inconnus, et obligée pour l’honneur de se marier avec Kerim, l’un des hommes présents, dont elle finit par tomber amoureuse. On est bien dans le monde de la telenovela avec son lot de drames et d’injustices. Intrigués par le phénomène, l’Argentine, la Colombie, l’Uruguay, l’Équateur, le Mexique et le Pérou ont également programmé Mille et une nuits et Fatmagül avec le même succès, évinçant du coup les productions mexicaines et brésiliennes qui avaient dominé jusque-là. Selon le scénariste péruvien Eduardo Adrianzen, les feuilletons turcs plaisent au public des telenovelas traditionnelles, car ce sont « des mélodrames qui n’ont pas peur de s’appuyer sur des histoires d’amour débordant de sentiments […] Les hommes sont très masculins, or les comportements machistes fonctionnent bien ici. Bien que la société représentée soit musulmane, elle ressemble à celle, catholique, de la région, où pèsent les traditions et la religion ». Il souligne également la qualité technique supérieure de la production.

Michel Gomez

Michel Gomez

Le succès des feuilletons turcs intervient dans un contexte qui voit les telenovelas mexicains, argentins et chiliens en perte de vitesse. On leur reproche en partie de s’être trop enfermés dans l’univers violent du narcotrafic. Quant aux telenovelas brésiliennes, elles sont accusées au Brésil même d’être trop sophistiquées, trop éloignées des préoccupations des téléspectateurs. De l’avis d’Eduardo Adrianzen : « À force de vouloir concurrencer d’autres genres comme le policier ou la comédie, beaucoup ont oublié que la base des telenovelas était l’histoire d’amour ». Au Pérou, réputé non pas pour ses telenovelas, mais pour ses comédies, « les telenovelas turques ont pris la place de la production locale », selon Michel Gomez, réalisateur et producteur français installé à Lima. Regrette-t-il : « Les chaînes ont décidé de ne pas produire, car acheter des produits finis turcs leur coûte dans les 4000 dollars par épisode, ce qui est bien plus rentable que financer une production locale qui demande quelque 20 000 dollars par épisode ». Il pense toutefois que la mode des telenovelas turques ne durera pas. À voir…

Source : Le Monde, 8-9 nov. 2015, p. 24 (Chrystelle Barbier).

Lire Julien Paris, « Succès et déboires des séries turques à l’international. Une influence remise en question », Hérodote, 148, 2013, pp. 156-70 ; Erika Thomas, « Les telenovelas : une passion brésilienne », Ina Global, mars 2011 ; Armand et Michèle Mattelart, Le Carnaval des images : la fiction brésilienne, La Documentation française, 1987.

Apple veut rattraper Microsoft et Google en matière d’intelligence artificielle

iphoneTous les ans depuis 2007, en novembre avant les fêtes, Apple dévoile son nouveau iPhone, ou bien en modèle totalement renouvelé (les années paires), ou bien en version améliorée (les années impaires). Ainsi le chiffre d’affaires d’Apple est passé de 24,6 milliards $ en 2007 à 182,8 milliards $ en 2014 ; le poids des ventes d’iPhones dans la même période est passé de 0,6 milliards $ (2% du total) à 122,9 milliards $ en 2015 (exercice non terminé : 67% du total, une augmentation de 57% par rapport à 2014). Apple est donc de plus en plus dépendante de son produit phare, alors que les ventes de ses nouveaux produits, la montre « intelligente », le paiement sans contact, et son bouquet de télévision se sont avérées décevantes. Le consensus qui se dégage chez les analystes financiers est assez pessimiste ; le marché approchant la saturation, la croissance des ventes des iPhones devrait décélérer, car la santé de l’économie chinoise (croissance moins forte), cruciale pour l’avenir d’Apple, inquiètent les marchés.

C’est dans ce contexte qu’Apple cherche à se renforcer dans l’intelligence artificielle, nouvelle frontière. Selon l’agence Reuters, Apple souhaiteraient recruter 86 jeunes scientifiques avec des compétences en « machine learning », afin que le fonctionnement de l’iPhone puisse proposer du sur-mesure à l’utilisateur.

deepmindLors du lancement de l’assistant vocal Siri en 2011, Apple a fait figure de pionnier, mais depuis, Google et Microsoft proposent des versions beaucoup plus puissantes. Avec Windows 10, Microsoft a donné le coup d’envoi à Cortana, qui peut « discuter » avec l’utilisateur. Google Now, service disponible sur Android, fait des recommandations à partir des données fournies par les utilisateurs à leur insu, dans leurs courriels par exemple. En 2014, Google a racheté pour 500 millions de dollars la start-up britannique DeepMind, qui a développé une application capable de jouer à 49 jeux vidéo (assez simples, certes) sans programmation préalable, en se basant sur le fonctionnement du cerveau humain.

Apple s’emploie donc à rattraper son retard. Mais elle a fait de la protection de la vie privée un impératif absolu ; contrairement à ses concurrents, elle s’interdit de verser des informations concernant ses clients dans le cloud, se privant de la possibilité de revendre ses données de masse, et d’améliorer ses services « sur mesure ». Une position assumée, du moins pour l’instant, mais probablement intenable.

Sources : « Apple tente de soutenir une croissance hors norme avec plusieurs nouveautés » (Lucie Robequain) ; « L’intelligence artificielle pour mieux comprendre le consommateur » (Sandrine Cassini), Les Échos, 10 sept. 2015, p. 21.

Le « machine learning » (apprentissage automatique) est un enjeu majeur pour la Silicon Valley

smart replyEt si l’on disposait d’une application qui répondait pour vous à vos courriels ? C’est une piste de travail sérieuse chez Google. En novembre, a été lancé un outil de suggestion de réponses, Smart Reply, qui analyse les messages reçus et propose trois débuts de réponses adaptées : j’arrive, je m’en occupe, très drôle. Anecdotique peut-être, mais derrière cet exemple se trouve une révolution qui n’est qu’à ses débuts, celle de l’apprentissage automatique, un programme informatique qui apprend tout seul, autrement dit une forme d’intelligence artificielle.

Il s’agit d’une rupture dans la pratique des ingénieurs qui, au lieu d’écrire des dizaines de milliers de lignes de code pour tenter de prévoir tous les scénarios possibles, ont bâti un algorithme capable de trouver tout seul les réponses à proposer en fonction des mots trouvés dans le message reçu, après avoir abreuvé des millions d’échanges. Petit à petit, phrase après phrase analysée, le programme est devenu « intelligent ». C’est la même logique d’autocorrection permanente qui gouverne les filtres antispam, ainsi que les recommandations de vidéos à regarder ou des produits à acheter (YouTube, Amazon).

Geoffrey Hinton (1947-)

Geoffrey Hinton (1947-)

Cette approche était déjà théorisée dans les années 1980, mais les ordinateurs d’alors n’étaient pas assez puissants pour la mettre en pratique. Désormais, les entreprises de la Silicon Valley disposent de la puissance informatique nécessaire et d’un nombre gigantesque de données (big data). Près de 1200 projets de machine learning sont en cours de développement à Google, contre 100 il y a deux ans. Facebook, Apple (voir ci-dessus), Microsoft, Amazon et IBM sont aussi impliqués dans ce domaine de recherche, appelé aussi le « deep learning » (voir Actualités #33). Selon Geoffrey Hinton, spécialiste de la recherche sur les réseaux neuronaux artificiels, débauché par Google en 2013 : « Le chemin récemment parcouru est impressionnant. Il y a encore cinq ans, nous pensions que le point atteint aujourd’hui ne le serait que dans de très nombreuses années ».

La même technique sert aussi à l’amélioration de la traduction automatique, et de la reconnaissance vocale, notamment pour résoudre le problème des accents, régionaux ou (plus difficilement) étrangers. « Pendant des années, nous étions bloqués à un palier de 70% de mots reconnus. Puis d’un coup, nous avons réalisé un véritable bond en avant », dit Alex Lebrun (Facebook), spécialiste des interfaces vocales. Au-delà, le machine learning doit permettre de créer des produits jusqu’ici inconcevables. Chez Google, il s’agit d’un nouveau service de stockage de photos duquel il sera possible d’effectuer des recherches thématiques, et officieusement, le projet de voiture sans conducteur. Chez Facebook, il s’agit d’un assistant personnel qui pourrait commander un repas, réserver un billet d’avion, décommander un rendez-vous, bref un domestique virtuel. On ne parle pas de services moins vertueux…

Au-delà encore, le machine learning peut s’appliquer à la robotique. Dans un rapport publié en novembre, les analystes de Merrill Lynch-Bank of America pensent que la moitié des emplois aux États-Unis pourraient être remplacés par des robots au cours des vingt prochaines années. « Nous aurons des robots dans nos maisons effectuant les tâches domestiques. De nombreux emplois vont changer ou disparaître. Et peut-être qu’un jour plus personne n’aura besoin de travailler », dit Pedro Domingos, professeur d’informatique à l’université de Washington à Seattle.

Pedro Domingos

Pedro Domingos (1965-)

L’éventualité à long terme de programmes pouvant en créer d’autres capables d’apprendre, sans passer par des ingénieurs humains, suscite quelques inquiétudes. Pour Pedro Domingos, il s’agit de « craintes très exagérées, influencées par Hollywood. Peu d’experts considèrent un scénario à la Terminator, où les robots prendraient le contrôle sur l’humanité, comme une hypothèse sérieuse. Le problème vient du fait que les gens confondent l’intelligence artificielle à l’intelligence humaine. Un ordinateur peut résoudre des problèmes, mais il n’a pas la personnalité, la conscience, les émotions qui nous rendent humains ». Lui-même admet, cependant, qu’il pourrait être possible un jour de concevoir une intelligence capable d’apprendre cela, car dans un sens, c’est ce vers quoi tendent les programmes en cours.

Stephen Hawking (1942-)

Stephen Hawking (1942-)

En fait, les inquiétudes sont réelles du côté de certains scientifiques et industriels. Ainsi le célèbre physicien britannique Stephen Hawking (interview à la BBC, fin 2014) :

Une intelligence artificielle très poussée sera excellente pour accomplir ses objectifs. Mais si ces objectifs ne sont pas les mêmes que les nôtres, nous aurons alors des problèmes. Les humains, qui sont limités par leur lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser. Cela pourrait être la fin de la race humaine.

Bill Gates (1955-)

Bill Gates (1955-)

Ainsi, Bill Gates, fondateur de Microsoft (début 2015) :

D’abord, les machines pourraient accomplir de nombreux travaux sans être très intelligentes. Cela pourrait être positif. Mais quelques décennies plus tard, cette intelligence pourrait devenir assez forte pour causer des soucis.

Elon Musk (1971-)

Elon Musk (1971-)

Enfin, Elon Musk (Tesla, Space X), lors d’une conférence à MIT, octobre 2015 :

Il s’agit de notre plus importante menace existentielle. Il faudrait mettre en place une surveillance réglementaire, peut-être au niveau international, pour être certain que nous ne faisons pas quelque chose de très stupide.

Ces propos, qui s’alignent sur certains films et séries catastrophistes, valent ce qu’ils valent, et comportent sûrement leur lot de spéculations naïves, et de fantasmes masochistes. Une des projections avancées par l’informaticien Domingos ignore singulièrement la dynamique du capitalisme : la fin du travail serait aussi la fin de la plus-value. La question de l’intelligence artificielle est loin d’avoir été saisie à sa juste mesure par le courant critique que nous défendons dans la Web-revue (notamment en ce qui concerne l’avenir des industries culturelles).

Source : « Silicon Valley se convertit au machine learning » (Jérôme Marin), Le Monde, 13 nov. 2015, Économie et Entreprise, p. 2.

Voir aussi Actualités #28, février 2015 (sur le transhumanisme).


Lire les autres articles de la rubrique.




Actualités des industries culturelles et numériques #33, juillet-août 2015

La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.

Interdit à la reproduction payante.

Rapprochement entre musiciens et publicitaires

make the girl danceLongtemps opposés en principe (l’un appartenant à la sphère « marchande », l’autre à la sphère « artistique »), les métiers de la publicité et de la musique marchent de plus en plus main dans la main, sur fond d’industrie musicale sinistrée. Le duo électro français Make The Girl Dance, qui a vu son titre « Tchiki Tchiki Tchiki » adopté pour le spot du nouveau smartphone Nokia Lumia 930 (Microsoft) contre 180 000 $, fait partie des groupes, méconnus du grand public, spécialisés dans la musique pour publicités ; outre les smartphones, le duo a aussi fait de la musique pour des crèmes antirides et des glaces. Quant à lui, le groupe électro If The Kids a rythmé des publicités pour un parfum, une voiture et du prêt-à-porter. Ce qui est nouveau, c’est que les agences intègrent la musique de plus en plus en amont dans leurs créations. Pour le spot du parfum masculin « La Nuit de L’Homme » (Yves Saint Laurent), l’agence BETC, avec son département musique, BETC Pop, a fait intervenir l’artiste néerlandais Thomas Azier du début à la fin du processus créatif. Cette collaboration aurait coûté entre 200 000 et 250 000 euros à Yves Saint Laurent.

Christophe Caurret

Christophe Caurret

Musiciens et publicitaires sont bénéficiaires de cette nouvelle alliance, nous dit-on. La notion warholienne d’« artiste d’affaires » s’impose comme une évidence. Selon Greg Kozo de Make The Girl Dance, « c’est gratifiant et cela nous apporte une exposition qui rassure les programmateurs de concerts ». La diffusion du spot a porté les ventes de leur album en tête de classement sur Amazon. Pour Olivier Lefèvre, directeur de la société de production musicale Else (filiale de TBWA Paris) : « Pendant longtemps, les marques représentaient l’establishment, alors que les musiciens incarnaient la rébellion. Mais avec la crise, les deux mondes, affaiblis, ont choisi de réunir leurs forces ». Christophe Caurret, cofondateur de BETC Pop, abonde de son côté, plus conformiste que nature : « La ligne qui sépare commerce et pop culture est de plus en plus floue. La jeunesse d’aujourd’hui, née dans le capitalisme triomphant, n’a plus de problèmes pour utiliser ce dernier ».

Les budgets publicitaires ont fondu avec la crise, et les annonceurs ne peuvent plus s’offrir de gros tubes des artistes mondialement connus (des « golds »). Place alors depuis la fin des années 1990 à une utilisation du son plus pointue, génératrice des ambiances singulières, et spécifiquement jeunes. Place aussi aux agences spécialisées comme BETC, TBWA, Les Gaulois (Havas) ou même Publicis, qui piochent dans la musique électro, genre à moindre coût, et qui abrite une armée de réserve d’apprentis compositeurs importante.

Source : « Cette nouvelle génération de musiciens au service de la pub« , Les Échos, 13 mai 2015 (Véronique Richebois).

Voir aussi Actualités #18, mars 2014, et l’article dans la web-revue de Christophe Magis sur les stars et les marques.

Facebook ouvre un laboratoire à Paris, et prend une option sur l’avenir

Yann LeCun (1960-)

Yann LeCun (1960-)

Florent Perronnin

Florent Perronnin

Facebook a annoncé (le 2 juin) la création d’un centre de recherches à Paris, baptisé FAIR (Facebook Artificial Intelligence Research), et dirigé par Florent Perronnin, scientifique normalien, ancien de Panasonic et de Xerox. Six chercheurs viennent d’être recrutés, et dans quelques années, on prévoit 25 à 30 salariés, plus des doctorants et des post-doctorants, nombre modeste, mais résultant d’une sélection très pointue. Le nouveau directeur de l’unité de recherche et du développement (R&D) de Facebook, Yann LeCun, formé à l’Esiee et à l’université Pierre-et-Marie-Curie, dirige actuellement 45 chercheurs repartis entre le siège à Menlo Park (San Francisco) et New York University, où il continue à être professeur. LeCun est l’un des pionniers d’une branche de l’intelligence artificielle, le deep learning (apprentissage statistique profond). Il estime que la France (surtout Paris) offre une concentration de talents et de cultures variés, en mathématiques et en informatique. En parallèle, Intel vient d’inaugurer (le 2 juin aussi) son premier centre de R&D dédié au big data à Bruyères-le-Chatel (Essonne), qui accueille déjà un centre d’études nucléaires.

Mike Schroepfer (1975-)

Mike Schroepfer (1975-)

L’unité R&D de Facebook est constituée de trois piliers : a) la réalité virtuelle autour du casque crée par Oculus Rift, start-up rachetée en 2014 (Actualités #24) ; b) la connexion étendue à Internet grâce aux satellites et aux avions solaires ; c) le deep learning, programme affecté au laboratoire de Paris, et dont les concepts serviraient dans des programmes de reconnaissance vocale, de reconnaissance d’images, de classification d’objets et de traduction automatique, « apprenant » grâce aux banques de données connues (soient des centaines de millions de paramètres) à produire la meilleure réponse possible. À la différence des modèles précédents des réseaux de neurones du cerveau, simplistes et voués à l’échec, le deep learning (2006) propose un apprentissage hiérarchique, c’est-à-dire que les différentes couches du modèle sont programmées à catégoriser d’abord les éléments les plus simples de l’information, avant de passer « toutes seules » aux plus compliqués (reconnaître les lettres avant de s’attaquer aux mots). Faisant entendre une note « solutionniste » (voir l’article sur Morozov de Marion Lemonnier), Mike Schroepfer, directeur technique de Facebook, estime : « L’intelligence artificielle doit permettre de trier toute l’information dont un utilisateur dispose afin d’améliorer les interactions sociales ».

guezLes géants de l’Internet (Google, Facebook, Microsoft, Amazon, et les sociétés chinoises Baidu, et Alibaba) livrent une bataille sans merci pour rafler la mise de la prochaine révolution technique pressentie : l’intelligence artificielle, et en ligne de mire à court terme, le deep learning, autrement dit des algorithmes qui permettent aux machines d’apprendre par elles-mêmes. Alibaba a investi un milliard de dollars dans la recherche dans ce domaine au premier trimestre, soit 30% de son chiffre d’affaires. Servant la soupe, Laurent Guez, directeur délégué de la rédaction des Échos, dit dans une interview sur LCI (3 juin) : « Grâce au deep learning, Facebook va pouvoir parler avec vous (reconnaissance vocale), qualifier les textes et les images que vous postez (par exemple, ranger une vidéo automatiquement dans la bonne catégorie), détecter des messages indésirables que vous recevez. Tout ça pour rapprocher les contenus de ceux qui sont intéressés ».

Les assistants numériques vocaux installés sur les smartphones des Apple, Microsoft ou Google (Android) sont les premiers exemples, encore primitifs, de ces techniques. Des sociétés comme Google ont l’avantage de posséder un énorme ensemble de données (dataset), et lorsqu’on traite des millions d’informations, il faut avoir beaucoup d’ordinateurs à disposition, même si les applications futures visent les ordinateurs personnels.

Gary Marcus (1970-)

Gary Marcus (1970-)

Reste à savoir le potentiel scientifique ultime du deep learning, et sa capacité à faire advenir une intelligence artificielle forte, susceptible de concurrencer le cerveau humain. Au stade actuel, le deep learning souffre du défaut de fonctionner empiriquement (et très relativement), sans qu’on puisse comprendre pourquoi, déficit théorique endémique aux approches cybernétiques, avec leurs « boîtes noires » inaccessibles à la raison. Un article du psychologue Gary Marcus publié dans le New Yorker en novembre 2012 nous rappelle que, même si la technique du deep learning a obtenu des performances de 70% supérieures à celles recourant à d’autres méthodes, les ordinateurs n’ont reconnu qu’un sixième de leurs cibles en moyenne. Il y a du pain donc sur la planche. Même le très enthousiaste directeur de recherche chez Google, Peter Norvig, ne voit pas comment on pourrait construire une machine susceptible de comprendre des histoires en utilisant uniquement le deep learning. Conscient des déceptions passées qui ont marqué la recherche en intelligence artificielle, Yann LeCun reste prudent, parle de « défi scientifique », et admet qu’ « qu’il y aura aussi beaucoup d’obstacles que l’on ne voit pas encore ».

Certains scientifiques prétendent que ce projet relève plutôt du marketing, et qu’il ne s’agit pas de révolution majeure dans le domaine. En cas de réussite future, problématique, reste à évaluer les bénéfices réels pour l’humanité (et pas seulement pour les géants de l’Internet) d’un projet qui vise à marginaliser, voire éliminer la présence humaine des circuits de l’information. C’est la question de la valeur d’usage de l’innovation qui se pose (aura-t-on vraiment envie de parler avec un robot « intelligent » ?), et qui implique fortement celle du désir de nous autres humains.

Sources : « Facebook ouvre un laboratoire de recherches futuriste à Paris » (David Larousserie), Le Monde, 4 juin 2015, « Éco & Entreprise », p. 7 ;  « Yann LeCun, l’intelligence en réseaux » (David Larousserie), Le Monde, 10 juin, 2015, « Science et médecine », p. 7 ; « Intelligence artificielle : Facebook écrit une partie du futur à Paris » (Nicolas Rauline), Les Échos, 2 juin, 2015 ; « Paris, le nouvel ami de Facebook » (Laurent Guez), Les Échos, 3 juin 2015 ; internetactu.net/2014/10/02/le-deep-learning-pour-tous/(Rémi Sussan), site recommandé ; Interview avec Yann LeCun (Benoît Georges), Les Échos, 15 juin 2015 (intéressant).

Pour tout acheter, cliquez ici

Après l’e-commerce, le m-commerce. Encore relativement rares, les boutons « acheter » vont se généraliser sur les applications mobiles. Google, Facebook, Twitter, Instagram et Pinterest vont mettre en place cette fonctionnalité, en espérant un nouveau relais de croissance sur les smartphones et tablettes, et en s’appuyant sur la demande insistante, soi-disant, des utilisateurs. Digi-Capital estime que le montant du m-commerce dans le monde pourrait atteindre 516 milliards $ en 2017, et 850 milliards $ en 2018, alors que 150 millions d’Américains, d’après eMarketer, ont utilisé leur mobile pour réaliser un achat ou pour comparer les prix en 2014. Là où le bat blesse, toujours d’après eMarketer,  c’est que le montant des dépenses publicitaires sur mobile en 2014 aux États-Unis se plafonne à 19,2 milliards $.

pinLe modèle économique pour Google, Facebook et Twitter sera publicitaire. On espère inciter les distributeurs et les marques à acheter davantage de pins sponsorisés (avec bouton d’achat intégré, image à gauche) en promettant des retours sur investissement plus élevés. Les grandes entreprises du Web ne prélèveront aucune commission sur les achats réalisés, et visent d’abord à constituer un catalogue de millions de références ; ce, afin de ne pas laisser le commerce mobile aux mains d’Amazon par exemple. Les boutons « acheter » seront plus importants sur les supports mobiles, de plus en plus utilisés pour les recherches en ligne et le suivi des réseaux sociaux. Actuellement, le processus d’achat est compliqué, et implique la redirection sur des sites pas forcément adaptés aux petits écrans, sans parler des problèmes de sécurité. Google peine encore à convaincre les annonceurs à payer autant sur mobile que sur support fixe pour être affichés en haut des résultats de recherche. Le prix moyen des publicités ne cesse de reculer (-13% sur les liens sponsorisés au premier trimestre 2015) sur Google, qui compte sur le bouton « acheter » pour inverser cette tendance.

m-commerceLa réussite du bouton sur les réseaux sociaux est incertaine, et les précédentes expériences en matière de commerce n’y ont pas été très convaincantes, particulièrement sur Facebook, qui n’a pas été conçu pour cela. Selon eMarketer, Pinterest, qui a dévoilé le premier ses pins commerciaux le 2 juin, semble le mieux placé, car ses utilisateurs s’en servent déjà comme outil d’achat, notamment dans les domaines de la décoration intérieure, et de l’art de la table.

La philosophie derrière le m-commerce semble se fonder sur l’idée d’un consommateur idéalement réceptif, dont la vie éveillée hors travail est largement dédiée aux achats (en un clic), et aux recherches orientées vers de futurs achats. Il n’est pas certain que cela corresponde à une vraie demande sociale.

Source : « Sur mobile, la guerre des boutons « acheter » » (Jérôme Marin), Le Monde, « Éco & Entreprise », 5 juin 2015, p. 7.

Voir aussi Actualités #8, avril 2013.

« Les technologies sont des concentrés d’idéologies »

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E. Morozov

Échanger des données personnelles sur votre activité physique contre une ristourne sur votre mutuelle ou votre prime d’assurance-décès : c’est le nouveau type de contrats que les assureurs (Axa) commencent à proposer en France. Les assureurs américains vont déjà plus loin, et multiplient les bonus si le client accepte de porter un bracelet fourni permettant de mesurer ses pas quotidiens, ses calories consommées, sa qualité du sommeil, sa tension artérielle, son taux de cholestérol, sa consommation d’alcool, et d’autres paramètres. Et pourquoi pas, à l’avenir, la quantité et la qualité des rapports sexuels (y compris des auto-rapports) ? Dans le sillage des deux entrées ci-dessus, et de l’article de Marion Lemonnier le mois dernier, voici des extraits d’une interview donnée par Evgeny Morozov à Libération le 21 avril.

« Quand on parle de « quantification de la vie », on doit avoir en tête qu’un seul élément du système politique – le citoyen – est « quantifié ». Il s’agit d’un type de politique qui s’accommode plutôt bien du paradigme néolibéral et de ses débats infinis sur la responsabilisation de l’individu. C’est le genre de discours qui ignore les structures et les hiérarchies du pouvoir […] Cette alliance tactique entre les limitations épistémiques du big data et les transformations politiques du néolibéralisme représente l’une des plus grandes menaces à la démocratie aujourd’hui.

« Je soutiens depuis toujours que les technologies sont des concentrés d’idéologies politiques. Prenez n’importe quel gadget de la Silicon Valley et vous verrez l’ensemble des présomptions qu’il contient sur le citoyen, le régime politique et plus largement sur la vie publique […] N’est-il pas évident que sans changement radical, Google fournira dans dix ans des services bancaires, des systèmes de santé et d’éducation ?

« On ne peut pas se permettre de déléguer les questions relevant de la technologie au seul marché, de les gérer comme de simples consommateurs. Non, il faut traiter la technologie comme de la monnaie : c’est l’une des puissances centrales qui organise la vie moderne ».

Source : « Les technologies sont des concentrés d’idéologies«  (entretien complet), Libération, 21 avril 2015, p. 4-5.

La télévision sur mobile se développe

Bruno Patino (1965-)

Bruno Patino (1965-)

En peu de temps, la télévision sur mobile est devenue un enjeu majeur pour les chaînes. « Jusqu’à présent, les ordinateurs ou les tablettes étaient des outils supplétifs au téléviseur. Le smartphone bouscule tout ça. Il se substitue en partie à la télé, car il change le rapport classique à l’écran, en le rendant plus intime », estime Bruno Patino, directeur général aux programmes, et aux développements numériques de France Télévisions. « Certaines études montrent que la baisse du temps passé devant la télé au sortir de l’adolescence est plus forte qu’avant. Le retour devant le petit écran se fait de façon plus lente au moment de l’entrée dans la vie active. Nous assistons au même phénomène qu’a connu la presse écrite il y a une quinzaine d’années. Les jeunes ont abandonné la lecture des journaux papier et n’y sont pas revenus ensuite ». De son côté, Olivier Abecassis, directeur général d’e-TF1, temporise : « Il n’y a pas de chiffres qui démontrent que nous vivons une évolution profonde ».

Thomas Follin

Thomas Follin

En fait, les indices sont déjà assez éloquents en ce qui concerne les chaînes visant prioritairement un public jeune. Comme l’indique Thomas Follin, directeur général de M6 Web depuis 2014 : « 20% de la consommation des chaînes du groupe se fait sur mobile et pour W9, qui s’adresse à un public plus jeune, cette part grimpe à 30%. Ce mode de visionnage connaît clairement une forte croissance… On constate clairement que la télé-réalité et l’humour réalisent, sur mobile, de bien meilleures performances que d’autres genres ».

Chose surprenante, l’utilisation du mobile pour regarder la télévision se fait essentiellement à la maison. Le smartphone est plutôt utilisé pour regarder des formats courts, ou des extraits d’émissions (Scènes de ménage, Secret Story, Les Ch’tis, Soda…). Les chaînes s’adaptent à ce nouveau mode de consommation en proposant des sélections de gaffes, de bêtises et de prises de bec extraites des émissions de plateau. D17 vient de lancer une application avec du contenu supplémentaire sur téléphone lorsqu’on regarde la chaîne. France Télévisions vient de lancer l’application Zoom destinée aux iPhones qui permet de composer sa « chaîne idéale » des émissions du service public, à partir de ses centres d’intérêt. Symptomatiquement, on ne parle pas de séries, format très populaire chez les jeunes. Il n’est pas certain qu’on ait envie de regarder Game of Thrones sur un appareil mobile.

Source : « La télévision sur mobile se développe » (Joël Morio), Le Monde, 7-8 juin 2015, p. 18.

Le streaming musical doit devenir payant, et la bataille s’annonce acharnée

Nicolas d'Hueppe

Nicolas d’Hueppe

« La messe est dite. La qualité des réseaux et des terminaux fait que l’amateur de musique n’a plus intérêt à télécharger. Le consommateur délaisse le modèle de la possession de la musique, car il comprend et accepte le modèle de l’abonnement comme un droit d’accès », dit Nicolas d’Hueppe, président d’Hitster (Cellfish Europe), application pour un service de streaming musical low cost.

Spotify, le numéro un mondial de l’écoute de musique en ligne (1,082 milliard $ en chiffre d’affaires), n’a toujours pas dégagé de bénéfice depuis sa création en Suède en 2006. Son développement projeté dans la vidéo le mettrait en concurrence directe avec YouTube. Bien qu’ayant triplé ses pertes en 2014, Spotify continue à investir lourdement pour son expansion (la perte nette en 2014 est montée à 162,3 millions € contre 55,9 millions € en 2013). Aujourd’hui, Spotify revendique 60 millions d’utilisateurs dans 58 pays, dont 15 millions payants ; il figure parmi les start-ups non cotées les plus valorisées au monde (8,4 milliards $ selon le Wall Street Journal).

Stephan Bourdoiseau

Stephan Bourdoiseau

Le principe d’abonnement à une plateforme musicale s’est avancé l’an dernier avec 2,3 millions d’abonnés à Deezer (16 millions d’utilisateurs) qui, comme Spotify et d’autres, reversent la majeure partie de leurs recettes aux producteurs. « Entre 70 et 75%, ce qui nous empêche déjà de financer notre développement comme on le souhaiterait. Nous n’avons pas autant de leviers de négociation auprès des producteurs que les vendeurs physiques », dit Ludovic Pouilly, directeur chez Deezer. Mais cela n’empêche pas que les artistes s’estiment avec raison être insuffisamment rémunérés (100 écoutes en ligne équivalent à la vente d’un single, et 1000 à la vente d’un album). Le streaming gratuit, encore très majoritaire, rapporte bien moins d’argent que sa version payante. Explique Stephan Bourdoiseau, patron de Wagram Music, première maison de disques indépendante en France : « Tout le pari actuel est de se servir du gratuit pour développer ce nouvel usage de la musique, et de faire ensuite migrer les 11 millions de streamers français vers le modèle payant ».

Le 30 juin, Apple a lancé son propre service de streaming disponible dans 100 pays sous forme d’une application pour les produits maison (iPhone, iPad, Mac), et ensuite sur les terminaux Android (Google), alors qu’il est leader dans le téléchargement, grâce à iTunes. Cela constitue clairement un aveu d’échec de la stratégie passée. Alors que Spotify et Deezer offrent des écoutes gratuites moyennant la diffusion de publicités entre les titres, le service d’Apple sera uniquement payant (écoute illimitée contre 10 € par mois). Au niveau mondial, le numérique a généré autant de revenus en 2014 (6,9 milliards $, selon le Digital Musical Report publié par l’IFPI en avril) que les ventes physiques, qui n’en finissent pas de chuter (-11,2% en 2014 en France, où les ventes physiques dominent encore (71%)).

Zane Lowe (1973-)

Zane Lowe (1973-)

Cécile Rap-Weber

Cécile Rap-Veber

Le streaming payant au niveau mondial (+39% à 1,6 milliard $) tire la croissance de ces revenus, alors que le téléchargement recule de 8% à 3,6 milliards $. Les producteurs comptent sur Apple pour booster le modèle d’abonnement payant dans un marché qui reste fragile, et où les revenus sont encore limités. Selon Cécile Rap-Veber, directrice des licences et collectes à la Sacem : « Il faut que l’offre gratuite soit dégradée par rapport à l’offre payante. En misant sur le seul modèle payant, Apple va faire bouger les lignes ». Apple a aussi lancé une webradio appelée Beats 1 (accessible gratuitement), animée par l’homme le plus cool au monde, le présentateur vedette néozélandais Zane Lowe, débauché de BBC Radio 1, où il a acquis une réputation de créateur de tendances. Cyniquement, Yves Riesel, fondateur du service de streaming français Qobuz, estime : « le véritable atout d’Apple, ce sont les centaines de millions de cartes bancaires déjà enregistrées sur leurs serveurs ».

Taylor Swift (1989-)

Taylor Swift (1989-)

En réponse aux critiques séparées de la chanteuse Taylor Swift, et des labels indépendants, Apple Music a retiré avant le lancement une clause, soi-disant dans l’intérêt de tous et acceptée par les trois majors (Universal, Sony, Warner), prévoyant qu’aucune commission ne serait renversée aux artistes, aux compositeurs, et aux maisons de disques pendant la période d’essai de trois mois offerte à tous les nouveaux utilisateurs. La volte-face de l’entreprise, qui ne coutera « que » quelques dizaines de millions de dollars, était avant tout pragmatique : « La question n’est pas assez stratégique pour justifier un conflit avec une artiste aussi populaire à une semaine du lancement. Le groupe n’avait pas anticipé ces réponses négatives », estime Russ Crupnik, directeur du cabinet MusicWatch. Quant aux labels indépendants, leur coopération est essentielle, moins en termes de revenus que pour la profondeur du catalogue.

À terme, selon Associated Press, Apple viserait 100 millions d’abonnés, et un chiffre d’affaires mensuel d’un milliard de dollars. En 2020, le marché du streaming musical payant pourrait atteindre 16,42 milliards $ de revenus, selon le fonds américain P. Schoenfeld Asset Management, et représenter 50 à 70% des revenus du secteur. Il n’est pas clair combien des acteurs actuels sur le marché, chacun avec sa stratégie d’offre et de prix, pourraient survivre : en plus d’Apple, de Spotify et de Deezer, on compte Tidal (lancé par Jay-Z, qualité sonore, 20$ par mois), YouTube Music Key (2015, 10$ par mois, limité aux États-Unis), Microsoft Xbox (2014), Qobuz (depuis 2007, français, qualité sonore), Pandora (depuis 2000, « webradio intelligente »), Hitster (2014, playlist, 2$ par mois). La bataille s’annonce acharnée.

Une conséquence de la croissance du marché numérique, et l’effondrement non compensé du marché du disque pourrait être l’élimination des producteurs et des entrepreneurs spécialisés. Face aux contraintes économiques, de plus en plus d’artistes produisent leurs albums eux-mêmes, se contentant d’un contrat de licence avec une maison de disques pour la promotion et la distribution, organisent leurs spectacles, et gèrent leurs droits d’édition, devenant du coup des (auto-) entrepreneurs et, en cas de réussite, des chefs d’entreprise comme Jay-Z.

Sources : « En quête d’i-thunes » (Christophe Alix), Libération, 8 juin 2015, p. 26-7 ; « Musique en streaming : Deezer ne craint pas l’arrivée d’Apple » (Alain Beuve-Méry), Le Monde, 7-8 juin 2015, p. 7 ; « Apple-Spotify : cette bataille qui s’annonce dans le streaming » (Nicolas Richaud), Les Échos, 6 juin 2015 ; « Spotify triple ses pertes et veut se lancer dans la vidéo« , Les Échos, 8 juin 2015 ; « La future manne du streaming réveille les vieilles querelles du monde de la musique » (Julien Dupont-Calbo), Les Échos, 5 juin 2015 ; « Apple se lance dans le marché du streaming » (Sarah Belouezzane et Anne Eveno), Le Monde, 10 juin, 2015, « Éco et Entreprise », p. 8 ;  « Les artistes s’invitent dans la bataille du streaming« , Le Monde, 23 juin 2015, « Éco et Entreprise », p. 7.

Voir aussi Actualités #18, mars 2014, Actualités #19, avril 2014, et Actualités #27, janvier 2015.

« Jurassic World »

jurrassic worldJurassic World, sorti dans le monde entier entre le 10 et le 12 juin, est devenu le premier film à passer la barre de 500 millions $ de recettes lors de son premier week-end d’exploitation (511,8 millions $ : 204,6 millions $ en Amérique du Nord, et 307,2 millions $ dans le reste du monde). Après deux semaines, il a dépassé 1 milliard $, et le record établi par Avatar (2,7 milliards $) est en ligne de mire.

jurassic1Le coût de production est estimé à 150 millions $ (relativement modeste par rapport aux 280 millions $ dépensés sur The Avengers : Age of Ultron, qui a moins cartonné au box-office) ; les frais de marketing s’élèvent aussi à 150 millions $. Universal, à la fois producteur et distributeur, a confié la réalisation à Colin Trevorrow (1976-), qui n’avait fait qu’un seul long-métrage jusque-là (Safety Not Guaranteed, 2012) ; le film, quatrième de la franchise, reprend avec quelques variations les grandes lignes de l’original Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993), mais avec « plus de dents », et en 3D. La bande-annonce a atteint, lors du premier week-end, 66,6 millions de vues sur YouTube, avec un taux incroyable de re-posts de 45 : 1 (la moyenne pour les blockbusters étant de 9 : 1). YouTube s’affirme de plus en plus comme le principal vecteur du marketing pour ce genre de film, l’accueil plutôt mitigé ou négatif des critiques professionnels (surtout de la presse écrite) comptant pour du beurre.

Sources : Deadline Hollywood (site) ; Le Monde, 16 juin 2015, p. 14 ; The Guardian, 19 june 2015.

Patrick Macnee (Chapeau melon et Bottes de Cuir) est mort

steedPatrick Macnee, qui a incarné le personnage de John Steed dans la série britannique The Avengers (Chapeau melon et Bottes de Cuir), vient de mourir (le 25 juin) à l’âge de 93 ans à Palm Springs (Californie), où il a résidé depuis 1967. Si j’ai envie de parler de lui, c’est parce qu’il a eu la gentillesse de m’écrire en 1990 après la publication de mon From « The Avengers » to « Miami Vice » (Manchester University Press) pour me dire que mon analyse de la série était « spot on » (juste, comme il fallait) en joignant des photos personnelles signées que j’ai perdues depuis. Je ne pense pas une seconde qu’il s’agit là d’un endossement de l’approche freudo-marxiste-structuraliste qui était la mienne, mais plutôt d’une reconnaissance du rôle positif que pourrait jouer l’analyse universitaire en donnant un prestige intellectuel inespéré à une production télévisuelle de divertissement, encore relativement déconsidérée à l’époque. Paradoxalement, par la suite, c’est l’analyse universitaire, désormais largement ouverte aux séries, qui s’est trouvée marginalisée au sein d’une sériephilie généralisée, dans laquelle la dimension critique est presque inexistante. Qu’une vedette de télévision, certes un petit peu has been, écrive à un universitaire inconnu serait impensable de nos jours.

macneeMon analyse (pionnière à l’époque) de Chapeau Melon et Bottes de Cuir m’a mené d’y voir une rupture entre, d’un côté, ce que j’ai appelé la série « pop » (faisant partie d’une pop culture internationale plus générale : Warhol, James Bond, la bande dessinée, la musique des Beatles et des Rolling Stones etc.), sans profondeur psychologique, et de l’autre, la série dramatique, théâtrale, moralisatrice (la série western ou policière des années 1950). Mais ramenée à l’individu Patrick Macnee, la réalité historique est plus compliquée. La back story du personnage Steed est similaire à la jeunesse de Macnee, si l’on écarte l’origine aristocrate du premier ; comme Steed, Patrick Macnee (né en 1922 à Londres, et élevé par sa mère bohème et la campagne « excentrique » de celle-ci) est passé par l’école privée snob d’Eton (d’où il fut expulsé pour trafic de paris sur les chevaux et de pornographie), avant de devenir sous-lieutenant navigateur d’une vedette-torpilleur pendant la Seconde Guerre mondiale. Après des tournées théâtrales dans les provinces anglaises, Macnee eut son premier (petit) rôle au cinéma en 1938. Ce Britannique de naissance, qui a systématiquement déclenché le réflexe complaisant « so british » chez les journalistes français, émigra aux États-Unis après la guerre, et devint citoyen américain en 1959. Il tourna dans des séries américaines classiques des années 1950 comme The Twilight Zone, Alfred Hitchcock presents, Rawhide (un western), et Playhouse 90.

mcgoohan

Patrick McGoohan (1928-2009)

Alors que le fond idéologique (distillé dans des histoires loufoques, surréalistes) de Chapeau melon et Bottes de Cuir (1961-9) est résolument libéral, du côté de la mode, et de la consommation démocratique et individualiste, prenant pour cibles tantôt la vieille garde réactionnaire (aristocrates, colonels à la retraite), tantôt les nouveaux riches vulgaires alliés aux scientifiques naïfs ou indélicats, Patrick Macnee lui-même était plutôt vieux jeu ; son hobby fut l’observation des oiseaux, activité pas exactement dans le vent. Il n’aimait pas les films James Bond en raison de leur « sadisme horripilant », mais il trouvait « fascinant » les romans originaux d’Ian Fleming, où l’aspect réactionnaire du personnage est plus affirmé (un clubman très marqué à droite). Dans son manque d’estime pour les films James Bond, il rejoignait son confrère Patrick McGoohan, dont Le Prisonnier (1967) est un exemple classique de l’esthétique pop à la télévision. Pour la petite histoire, McGoohan, très catholique, a refusé le rôle de James Bond car il n’y aimait pas « le sexe facile et la violence gratuite » : « Enlevez à Bond ses femmes et son talent avec un menu, et il ne reste pas grande chose » (TV Times, 26 sept. 1965, p. 2-3). Pour ces deux protagonistes d’une nouvelle approche de la télévision dans les années 1960, la ligne de fracture subjective passait par la franchise James Bond, un pont moderniste trop loin. On n’ose pas imaginer ce qu’ils auraient pensé de Game of Thrones.

Sources : Associated Press, consulté dans The New Zealand Herald, juin 25, 2015 ; livre cité.

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Actualités des industries culturelles et numériques #28, février 2015

 

La Web-revue : de la Kulturindustrie d’hier aux industries culturelles, créatives et numériques d’aujourd’hui, s’est ouvert un champ interdisciplinaire pour tous ceux dont les recherches interrogent la culture populaire industrialisée et les médias. Cette rubrique propose de suivre les actualités des industries culturelles et créatives du côté des professionnels, qui sont souvent divisés quant à la bonne stratégie à adopter face à l’innovation constante, d’où des débats « internes » dont doit tenir compte l’approche critique de la Web-revue.

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L’humanité augmentée (H +) : le transhumanisme arrive en France

Audrey de Grey (1963-)

Aubrey David Nicholas Jasper de Grey (1963-)

En fin novembre, s’est tenu à Paris un colloque sur « le transhumanisme face à la question sociale », organisé par l’association Technoprog. Le transhumanisme est un courant de pensée qui prône « l’augmentation » de l’espèce humaine par la technologie. Issu de la cyberculture californienne, il se répand en force depuis les années 1980. Aujourd’hui, son influence s’étend jusqu’à la National Science Fondation et au département de commerce américain, et les recherches sur les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et sciences Cognitives) mobilisent des scientifiques dans le monde entier. Le biologiste anglais Aubrey de Grey, dont les recherches sur la sénescence cellulaire sont en grande partie financées par sa fortune personnelle, mais aussi par Peter Thiel, le magnat de Paypal, prophétise : « Vieillir est une accumulation de dommages infligés au corps, il n’y a rien de mal à vouloir empêcher cela […] Les biotechnologies de notre projet « Sens 1.0 » nous donneront probablement trente ans d’espérance de vie, celles qui vont suivre permettront de rajeunir les gens indéfiniment ». Le chirurgien Laurent Alexandre, patron de la société de séquençage génétique DNA Vision, confirme en contrepoint :

Laurent Alexandre (1960-)

Laurent Alexandre (1960-)

L’allongement de la durée de la vie est le prochain choc techno-idéologique qui sera déclenché par la convergence de l’idéologie transhumaniste et des NBIC, arrivées à maturité. […] Les NBIC vont créer une énorme disruption dans le domaine de la santé, notamment dans le diagnostique, avec l’explosion du big data. Le risque, c’est un transfert du pouvoir du corps médical vers les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

En effet, les quatre superpuissances du Net se sont lancées à l’assaut du marché de la « médecine exponentielle », surtout Google qui a investi des millions de dollars dans des sociétés spécialisées en intelligence artificielle, en robotique, en biologie moléculaire et en séquençage ADN. En 2013, Google a lancé le projet Calico, créé dans le laboratoire secret « Google X », avec pour objectif d’augmenter l’espérance de vie de vingt ans d’ici 2035, et au-delà, de « tuer la mort ». Dans un premier temps, on propose une pilule de nanoparticules magnétiques qui pourrait identifier une tumeur naissante, ou les prémisses d’une attaque cardiaque. À terme, la médecine deviendra « prédictive » grâce au diagnostique établi par des algorithmes traitant des milliards de données. Le coût du séquençage ADN a énormément chuté (1000 $, par rapport à 10 000 $ il y a quinze ans), et on commence à stocker des données génomiques dans des bio-banques privées ; selon Laurent Alexandre, il y aura 25 millions d’êtres humains séquencés en 2015, par rapport à 7 millions en 2011. Lancé en 2013 en partenariat avec un consortium d’instituts de recherche, « Google Genomics » est une interface capable de stocker l’ADN des millions d’individus. Annoncée en juillet 2014, l’étude comparative « Baseline » cherche à définir une norme très affinée de bonne santé, grâce au suivi d’un panel de 175 participants (qui devrait prochainement être étendu à 10 000), équipés d’appareils de bio-marquage portables (sur les dangers de ce projet, voir « Actualités #23 »). Une filiale de Google, 23andme, qui avait déposé le brevet d’une méthode qui aurait permis de fabriquer un « bébé à la carte », s’est vue contrée par la Food and Drug Administration.

Zhao Bowen (1992-)

Zhao Bowen (1992-)

Partie remise ? En annonçant la prise en charge des frais de congélation des ovocytes de leurs salariées pour qu’elles puissent mieux se consacrer à leur carrière en s’affranchissant de l’horloge biologique, Apple et Facebook s’inscrivent eux aussi dans le courant transhumaniste (Amazon se contente de stocker les données de milliers de chercheurs). Pour certains scientifiques, il s’agit de toute évidence d’un pas de plus vers la sélection des embryons, amorcée par la fécondation in vitro. Selon Laurent Alexandre, « Nick Bostrom [cofondateur de H+, et directeur de l’Institut du futur de l’humanité de l’université d’Oxford] estime que par la sélection génétique on peut améliorer le QI d’un pays de 60%. 28% des Américains disent aujourd’hui qu’ils seraient prêts à utiliser les NBIC pour augmenter le QI de leurs embryons. Que croyez-vous que vont faire les 72% restants ? Ils n’auront pas le choix s’ils veulent éviter que leurs enfants ne deviennent les domestiques des premiers ». En Chine, où les réserves d’ordre éthique dans ce domaine sont moindres, le jeune Zhao Bowen, directeur de l’Institut de génomique cognitive de Pékin, cherche à identifier le gène de l’intelligence (dont l’existence est supposée) dans des expériences menées sur 2200 « surdoués » (QI de 145 +). « Si l’on arrive à une conclusion de 20 %, ce serait une vraie avancée scientifique », dit-il.

Ray Kurzweil (1948-)

Ray Kurzweil (1948-)

Quant à l’intelligence artificielle, le moment qu’on désigne « la singularité », où la machine dépassera les capacités du cerveau humain, est prédit pour 2035 par Ray Kurzweil, grand théoricien du transhumanisme et directeur de recherche chez Google (voir « Actualités #20 »). Il a cofondé avec la Nasa (National Aeronautics and Space Administration) l’université de la Singularité à Sillicon Valley dans le but de construire une intelligence supérieure. À cette fin, Google a crée avec la Nasa le laboratoire d’intelligence artificielle itskovQuantum, qui doit abriter un ordinateur quantique déjà mis au point par la société canadienne D-Wave, 3600 fois plus rapide que les supercalculateurs, et capable de raisonnement. En 2030, prédit Kurzweil, des nanorobots buvables permettront la connexion électro-biochimique entre notre néocortex et le cloud. L’étape suivant serait le téléchargement du cerveau dans un ordinateur ou dans le cloud, une conscience dématérialisée, enfin immortelle ! Le milliardaire russe Dmitry Itskov finance de son côté le projet « Avatar 2045 » (inspiré du film Avatar de James Cameron), où le cerveau devrait se dématérialiser progressivement jusqu’à devenir un hologramme (idée reprise cette année dans le film Transcendance).

Marc Roux

Marc Roux

Les transhumanistes français revendiquent le droit individuel de « neuro-améliorer » le corps par le biais de stimulants cognitifs ou d’implants cérébraux. « Nous sommes techno-progressistes. Nous prônons un transhumanisme démocratique, modéré, social et humain, différent des idées libertaires californiennes, dit Marc Roux, porte-parole de Technoprog, et enseignant d’histoire. La technologie s’intègre dans l’évolution continuelle du corps humain. Doit-on laisser cette évolution se poursuivre à l’aveuglette ou bien de manière responsable ? ». Mais chassez le naturel, il revient au galop : « La vie sur terre ne sera pas toujours possible. La science va devoir trouver des solutions pour permettre à l’homme à s’adapter à des vols longs vers d’autres planètes ou à la vie sur les fonds sous-marins. On a encore du temps devant nous, mais il faut s’y préparer ». C’est le thème du film Interstellar (Christopher Nolan, 2014) qui, malgré ses qualités comme spectacle, le traite de manière ambiguë et confuse ; il est clair, cependant, qu’on n’envisage pas le sauvetage de l’humanité entière.

Je laisse la conclusion au journaliste de Libération, Jean-Christophe Féraud, qui voit en cette technoculture new-age un post-christianisme qui serait l’exact négatif de l’islamisme néomédiéval. Il situe très clairement l’enjeu politique de cette offensive idéologique :

Jean-Christophe Féraud

Jean-Christophe Féraud

Tout cela prêterait à sourire s’il s’agissait d’un gentil délire crypto-raélien. Mais le transhumanisme est bien plus que cela. C’est le goupillon qui accompagne le sabre des nouveaux conquistadors de l’ère numérique : Google, Apple, Facebook et Amazon, tout comme les missionnaires jésuites suivaient Velázquez et Cortés. Derrière le prêchi-prêcha de la Singularity University se profile l’agenda caché du projet transhumaniste : l’ultra-marchandisation d’un corps pièces et main d’œuvre, passant à l’atelier de réparation des « Gafa ». Parti à l’assaut de nos dernières zones de non-productivité, le turbocapitalisme numérique s’attaque maintenant à notre obsolescence programmé. […] On tient là un nouvel « opium du peuple » pour le millénaire…

Sources : « Transhumanisme. Le serment d’hypocrites » (Lucile Morin, Jean-Christophe Féraud) ; « Un courant de pensée en augmentation » (Lucile Morin), « Techno-religion » (Jean-Christophe Féraud) : « Libération », 8 décembre 2014, pp. II-IV (« Ecofuturs »). « Zhao Bowen, chasseur de surdoués » (Harold Thibault), « Le Monde », 14 mars 2013.

 

Commentaire du rédacteur

Le transhumanisme est le développement logique du déterminisme technologique, où toute dimension politique est gommée en faveur d’une mise en avant des possibilités déclenchées par l’innovation scientifique, agent fétichiste. Le mot « capitalisme » est banni. Comme le suggère Féraud, le transhumanisme est le discours d’escorte de « l’ère numérique », qui a abouti à la domination inouïe des « Gafa », ou des « Gafam » en rajoutant Microsoft. Cette foi démesurée en le progrès technologique comme unique salut de l’humanité, qui bénéficie déjà de relais officiels en France insterstellar(l’Académie des sciences, programmes de recherche universitaires), s’inscrit néanmoins dans un contexte radicalement indicible : l’ultime non-viabilité humaine, économique et environnementale du mode de production capitaliste, devenu caricaturalement inégalitaire (les 67 individus les plus riches au monde possèdent autant que les 3 milliards les plus pauvres [1]), destructif et gaspilleur des ressources de la planète, très probablement entré en phase terminale de sa crise structurelle [2], et qui demande une issue politique pour l’instant introuvable.

Bas les masques. Le transhumanisme se passe généralement d’alibis sociaux et éthiques dans une extension fuite-en-avantiste du domaine de l’exploitation. En fait, ce débat n’est pas nouveau ; il faut lire l’essai tranchant d’Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? » [3], écrit sur fond du mouvement de contestation étudiant en 1968.

brave new worldMettons à plat le transhumanisme, qui contient certes plusieurs courants et sensibilités, savants et illuminés. Comme dans le film Interstellar, il y a un plan A (lui-même contenant une partie indicible) et un plan B. La partie dicible du plan A, ce sont les recherches scientifiques qui se présentent comme un bienfait pour l’humanité : lutte contre le vieillissement, amélioration de la santé, développement de la puissance informatique, etc. La partie non dicible du plan A, c’est l’ingénierie sociale qui en découle : un approfondissement du capitalisme et son extension dans les processus biologiques ; une industrie du bien-être individuel supplantant progressivement les institutions sociales de la santé ; de nouvelles formes d’eugénisme ; une accentuation des inégalités devant la santé, la reproduction et la mort. On retrouve ici un écho du roman dystopique d’Aldous time machine2Huxley, Le Meilleur des mondes (1932), situé dans un monde futur dans lequel la reproduction sexuelle a été remplacée par la fécondation in vitro, et où l’humanité est divisée en castes et sous-castes supérieures (les Alphas et les Bétas) et inférieures (les Gammas, les Deltas et les Epsilons), les premières étant grands, beaux et intelligents et les dernières de plus en plus petits, frustres et laids. (Pour la petite histoire, c’est son frère, le biologiste Julien Huxley, qui a inventé le terme « transhumanisme » dans un essai écrit en 1957).

L’autre référence est le roman de spéculation d’H. G. Wells, La machine à remonter le temps (1895), où dans l’an 802 701, les descendants de l’humanité sont divisés en deux espèces : les Éloïs, androgynes, hédonistes et oisifs, et les souterrains Morlocks, dégénérés et bestiaux. La recherche génétique du « génie » Zhao Bowen part d’une conception bien réductionniste et tendanciellement discriminatoire (pour ne pas dire raciste) de « l’intelligence » conçue comme un objet unitaire, et s’appuie sur des mesures de celle-ci (les fameux QI) discréditées dans les années 1960, mais qui reviennent en force dans le climat conservateur, voire réactionnaire d’aujourd’hui.

Elon Musk (1971-)

Elon Musk (1971-)

Le plan B est encore plus indicible, et encore plus discutable d’un point de vue scientifique : la numérisation du cerveau humain qui ouvrirait la voie vers une forme d’immortalité pour ceux qui en auront les moyens. Cela ou la migration physique sur un autre monde. C’est le transhumaniste Marc Roux qui vend la mèche, sans le dire explicitement : il s’agira d’assurer la survie d’une élite très sélective quand la Terre deviendra inhabitable. Libertaire affiché (dans le sens américain), multimilliardaire, cofondateur de PayPal et actuel président de Telsa (voitures électriques) et de SpaceX (fabricant de fusées, sous contrat à la Nasa), Elon Musk (Californien d’origine sud-africaine, cool) projette, comptant sur sa propre fortune, d’établir une colonie sur Mars avant 2040, qui devrait atteindre un million d’habitants dans un siècle. Cela, si par miracle elle réussit à survivre dans un environnement aussi hostile (à côté duquel le Pôle Sud ou la pire prison serait un paradis), et si l’on trouve les moyens financiers gigantesques pour faire échapper autant de personnes de la gravitation terrestre, avec le consentement du moins passif des Terriens. Car la question est bien là : s’agissant de son avenir, est-ce que l’humanité aura son mot à dire sur ces dépenses colossales envisagées qui proviendront de quelques individus fortunés ?

Timothy Leary (1920-96)

Timothy Leary (1920-96) vers la fin de sa vie

L’un des précurseurs de ce projet fut l’apôtre sulfureux des substances psychédéliques Timothy Leary, brillant psychologue viré de l’université d’Harvard pour ses expériences sur le LSD (légal à l’époque), et littéralement hors-la-loi à la fin des années 1960 (article dans la web-revue ici), mais qui a adopté un agenda transhumaniste dans les années 1980, résumé dans l’acronyme SMI²LE (Space migration + Intelligence increase + Life extension). Dans son projet initial, qui affirme que la transcendance spirituelle se réalisera désormais dans la conquête de l’espace, un vaisseau spatial luxueux (« Starseed 1 ») équipé de 5000 personnes supérieurement « viriles et intelligentes » aura pour mission la colonisation d’autres planètes. Le mot « viril » trahit l’aspect misogyne du projet (y faudra-t-il donc des femmes supérieurement fécondables ?).

Sans tomber aussi bas, les croisés de l’intelligence artificielle comme Marvin Minsky ont longtemps été critiqués pour leur misogynie et leur misanthropie, étrangèred’abord par l’informaticien pionnier Joseph Weizenbaum [4], et ensuite par des philosophes féministes (Mary Midgley, Susan Bordo). L’influence de la science-fiction sur le transhumanisme, particulièrement de Robert Heinlein, populaire dans la contreculture californienne malgré (ou en raison de) ses opinions libertaires de droite, est patente. Ray Kurzweil a aussi été un lecteur avide de science-fiction dans sa jeunesse, d’après sa notice wikipédia. Dans une interview dans The Guardian (17 juillet, 2013), Elon Musk, gagnant du prix Heinlein 2011 pour des avancées dans la commercialisation de l’espace, cite l’influence de la saga Fondation d’Isaac Azimov. Plus généralement, la contre-culture (dans son versant technofuturiste des années 1960, et cyberpunk dans les années 1970) a eu une influence majeure sur la philosophie transhumaniste, ce que personne à l’époque n’aurait pu prédire.

Notes :

[1] Chiffres de l’ONG humanitaire britannique, Oxfam. Selon la même source, les 1 % les plus riches possèdent en patrimoine cumulé plus que les 99 % restants de la population mondiale. La « valeur » des produits financiers dérivés s’élève à 800 000 milliards de dollars (Banque des règlements internationaux), ce qui met en perspective la dette des États comme la France. Le temps moyen de possession d’une action est de 12 secondes ; la spéculation boursière est déjà « gérée » par des algorithmes (Libération, 26 déc. 2014, p. 5).

[2] Immanuel Wallenstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluguian, Craig Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir ?, La Découverte, 2014.

[3] T. W. Adorno, Société : Intégration, Désintégration, Payot, 2011, pp. 85-107.

[4] Joseph Weizenbaum, Puissance de l’ordinateur et Raison de l’homme. Du jugement au calcul, Ed. d’informatique, 1981 (édition américaine en 1976).

Lire l’article d’Imane Sefiane sur le cyberpunk dans la web-revue.

Lire Ross Andersen, « Exodus » (sur Elon Musk, en anglais), Aeon, mise en ligne 30 sept. 2014.

Chanson « Timothy Leary’s Dead (Legend of a Mind) », The Moody Blues (1969).

 

Amazon se présente en concurrent de Netflix

amazon instant videoAmazon a annoncé le 19 janvier que, dès cette année, il va produire des films destinés aux salles. Quatre à huit semaines seulement après leur sortie, les films seront disponibles en streaming pour les abonnés américains du service en ligne, Amazon Instant Vidéo. La version « Prime » du service vient d’introduire, à l’instar de Netflix, une offre de vidéos en 4K (ultra HD) pour la nouvelle génération de téléviseurs Samsung, LG et Sony équipés d’une puce qui peut décoder le streaming en 4K via Internet : 8 millions de pixels par rapport aux 2 millions de la HD actuelle. Selon le Wall Street Journal, Amazon entendrait mettre en place un nouveau SVOD (service de VOD par abonnement) totalement gratuit, et financé par la publicité diffusée lors du visionnage. La géant du commerce en ligne viserait les amateurs de films et de séries qui sont déçus par le catalogue proposé par Netflix. Mais malgré un stock de 40 000 films et séries, Amazon Instant Vidéo ne détient pour l’instant que 3% des parts de marché de la VOD aux États-Unis. Cinq séries originales ont été produites, dont Alpha House sur la vie tumultueuse de sénateurs américains, Transparent sur une famille dont le père se révèle transsexuel, et The Man in the high castle, d’après le roman uchronique de Philip K. Dick. À titre de comparaison, Netflix en a une vingtaine en cours.

Commentaire : s’il se concrétise, le nouveau SVOD d’Amazon marquera un retour au business model historique de la télévision, à savoir l’accès gratuit financé par la publicité qui interrompt le visionnage, sans bien sûr les grilles de programmes. Il est probable que, dans la bataille qui s’engage entre Amazon et Netflix, la capacité à produire des séries originales sera plus déterminante que la qualité et la taille du catalogue. Finie désormais la dialectique entre flux et stock (voir « Actualités #25 »). Tout se joue sur la valeur de ce dernier : frais, fait maison, réchauffé, périmé, moisi…

Sources : « Libération », 20/1/2015, p. 27 ; « obsession.nouvelobs.com », 7 janvier 2015 ; « begeek.fr », 24 nov. 2014 ; « Wall Street Journal », 9 déc. 2015.

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