Filmer le sport, ça sert aussi à faire la guerre – Francis JAMES


Dans un bref passage de sa Théorie du drone, Grégoire Chamayou rapporte que le Pentagone s’est tourné vers la télévision pour apprendre des chaînes l’utilisation de la vidéo et de l’informatique appliquée aux retransmissions sportives, cette fois-ci à des fins de poursuite et de neutralisation des insurgés. C’est le point de départ de l’article de Francis James, qu’on aurait tort de limiter à une analyse de l’évolution des procédures dans la diffusion télévisée des événements sportifs, et de leur récupération (indue) par l’appareil militaire. Il s’agit aussi et surtout d’une étude sociologique conséquente qui mobilise des concepts avancés par Foucault (« examen », « panoptique ») dans un champ d’application inattendu, où un projet latent de société sécuritaire a pu s’expérimenter et s’enraciner sans heurts, et sans que les acteurs en soient conscients ; quoi après tout de plus neutre et anodin que de s’appuyer sur les avancées technologiques pour faire un meilleur rendu d’une rencontre sportive ? Comme un diagramme abstrait, les techniques de surveillance des individus analysées par Foucault sortent progressivement de la prison pour intégrer l’école, l’armée, l’usine, l’administration, l’hôpital et à sa manière, la télévision. De même, l’ultralibéral « projet de la Silicon Valley » (la régulation algorithmique, le transhumanisme), que nous avons épinglé à plusieurs reprises dans la Web-revue, avance ses billes là où il y a moindre résistance : le progrès médical, les réseaux sociaux, les nouveaux biens et services numériques.

Drones, images de sport, images de guerre

« Les diffuseurs d’événements sportifs veulent collecter et cataloguer des vidéos liées à un joueur spécifique ou à un tir gagnant, l’armée veut disposer de la même capacité pour suivre les insurgés », explique Larry James qui dirige la branche « Renseignement, surveillance et reconnaissance » de l’US Air Force [1]. Dans Théorie du drone (2013), Grégoire Chamayou rapporte que le Pentagone s’est tourné vers la télévision pour apprendre des chaînes l’utilisation de la vidéo et de l’informatique appliquée aux sports. Et que l’armée américaine a décidé d’acquérir une version modifiée du logiciel de traitement des images dont se sert la chaîne sportive ESPN. Les images des sports télévisés ne seraient donc pas qu’un spectacle, elles serviraient aussi à faire la guerre.

 

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G. Chamayou analyse le drone en tant que technique de traque dans la continuité de son livre précédent, Les chasses à l’homme, l’une des formes prises par « la longue histoire de la violence des dominants » [2]. Aéronef sans pilote à bord, le drone est à présent l’arme par excellence de la chasse à l’homme devenue mondiale depuis les attentats du 11 septembre 2001, apportant toute l’efficacité des technologies contemporaines à la politique d’élimination ciblée pratiquée par des États dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.

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Via les images de cibles explosées diffusées sur les écrans, l’efficience du drone militaire se voit circonscrite à la façon de tuer, aspect le plus médiatisé de son usage. Mais elle réside tout autant dans sa capacité à collecter de l’information. La captation et l’exploitation de celle-ci s’articulent avec le tir final, le précédant, afin de composer les deux moments solidaires de la chasse à l’homme moderne : savoir pour tuer. La surveillance avec sa pratique de la veille, de l’enregistrement et de l’archivage constitue une part essentielle de l’activité des drones militaires. Ils ont généré durant la seule année 2009 l’équivalent de 24 années d’enregistre-ment vidéo mettant en évidence le traitement des données comme l’un des problèmes majeurs qui se posent à cette politique de la surveillance. Les forces militaires américaines sont devant un problème d’enregistrement et d’archivage des images collectées par les drones et se tournent vers l’industrie du sport télévisé pour apprendre des professionnels de l’image et de leurs productions. Au-delà d’un souci spécifique qui anime l’armée et la télévision, que partagent ces deux usages des images ? Quelles pensées et pratiques communes les travaillent ?

Sport et TV

Avec l’implantation progressive de récepteurs chez les particuliers dans les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale aux États-Unis comme en Europe, le sport apparaît très vite comme un programme fédérateur d’audience pour la télévision qui, de son côté, se présente comme un vecteur de visibilité et de promotion pour le sport. En France, jusqu’à la fin des années 1980, l’offre de programmes sportifs est majoritairement structurée autour des trois chaînes hertziennes nationales généralistes gratuites. Mais, entre 1994 et 2010, elle connaît une hausse marquante avec la multiplication par neuf des volumes horaires de diffusion  due au seul développement de l’offre payante. Sur les 100 000 heures de programmes sportifs diffusés en 2010, 98 % ont été proposés sur des chaînes payantes [3]. Cette explosion d’images de sports a été favorisée par la suppression du monopole d’État de diffusion et l’accroissement de canaux grâce à l’essor des technologies du câble, du satellite, de l’internet. La télévision passe alors du statut de bien public à celui de bien privé, la production et la consommation des programmes s’effectuant dans le cadre d’une économie de marché avec la création de chaînes à péage et de services de paiement à la séance. Le sport télévisé relève pleinement des industries culturelles, de leur mode de production plus ou moins rationalisé et de leur logique marchande.

L’attention du téléspectateur est au cœur de son économie. La multiplication des chaînes accroît l’offre d’émissions, et la concurrence qu’elles se livrent pour la captation de l’audience les contraint à innover, particulièrement en matière de traitement audiovisuel pour rendre le sport toujours plus attractif. La retransmission télévisuelle en direct est valorisée, dès sa naissance vers 1950 [4], pour le plus qu’elle apporte à l’expérience du stade où le spectateur se trouve attaché à sa seule place, à savoir l’enrichissement du point de vue du téléspectateur sur le match à travers la variété des plans (larges, moyens, gros) et les commentaires des journalistes proposés par le médium télévision qui lui offre ainsi la possibilité d’occuper plusieurs places à la fois et plusieurs manières de l’appréhender. Cette expérience spécifique au téléspectateur ne fera que s’enrichir, suppose-t-on, avec l’apport des statistiques dans les programmes sportifs, notamment les retransmissions, à partir des années 1980. Et avec le positionnement des caméras dans les stades, comme le suggère le document de la Ligue de football professionnel (LFP) soutenue par les diffuseurs en juin 2016 : « Nous nous sommes aperçus que la réalisation de certains matches de l’Euro [gérés par l’UEFA], filmés dans les mêmes stades que la Ligue 1, était plus aboutie. Cela provenait du placement de certaines caméras. Les plateformes où sont installées celles des plans larges et serrés (80 % du temps d’antenne) seront descendues plus bas dans le stade, comme elles l’ont été pendant l’Euro. » Cette volonté de l’instance du football français s’inscrit dans « un plan d’action destiné à renforcer l’attractivité de notre Championnat et développer de manière significative ses recettes, notamment issues des droits audiovisuels » [5]. Les droits TV de la ligue 1 et de la ligue 2 pour la période 2016-2020 ont été attribués pour le montant record de 748,5 millions d’euros annuels à BeIN et Canal Plus, celle-ci s’offrant les meilleurs matches [6]. Ils étaient de 275 millions d’euros en 2001, soit une augmentation de 172 % en près de 20 ans.

james2Sur la chaîne par abonnement Entertainment Sport Programming Network (ESPN), lancée aux États-Unis en 1979 et filiale depuis 1996 de Disney, les retransmissions sportives font l’objet d’une mise en images sophistiquée et d’un accompagnement de données statistiques riches [7]. Au cours des matches de basketball, de baseball ou de football américain, un dispositif d’une quinzaine de caméras capte les mouvements des équipes et les moindres gestes des joueurs pendant qu’apparaissent à l’écran chiffres et graphiques nourrissant l’analyse des commentateurs. Elle devient très vite une référence comptant jusqu’à 95 millions d’abonnés en 2014 distribués sur 5 chaînes, notamment ESPN 3 pour diffuser des événements prestigieux en contenu 3D [8].

En France, le traitement du sport par la télévision emprunte la même direction avec la création de Canal Plus en 1984, la première chaîne privée à péage qui fait du cinéma et du sport les deux produits majeurs de son offre. Les promoteurs de la chaîne, dont Charles Biétry (1943), directeur du service des sports, souhaitent se démarquer des retransmissions sportives instituées par le service public et son plan de base, le plan d’ensemble, en s’inspirant du savoir-faire des professionnels nord-américains, et en intégrant une nouvelle génération de réalisateurs. C’est dans ce contexte que Jean-Paul Jaud (1946), formé au documentaire et passé de TF1 à Canal Plus, énumère ce qui lui semble être les nouveaux éléments pertinents d’un match de football télévisé : « Avant, une retransmission sportive, c’était l’action de jeu avec par-dessus, la voix du commentateur. On ne savait pas que les joueurs de foot parlent sur le terrain, que le ballon a un son lorsqu’il est frappé du pied, un autre lorsque c’est la main. L’aire du sport, c’est une scène, et la densité n’est pas forcément dans l’action. Il y a le jeu des regards, les vestiaires sont importants eux aussi » [9].

La formule de retransmission en direct de tout match de football élaborée par Canal Plus depuis le premier match entre Nantes et Monaco le 9 novembre 1984 rompt avec une représentation de l’événement sportif circonscrite à la durée de la partie, et à sa restitution impérative dans son ordre et son rythme « naturels » au profit de la construction d’une « soirée » que C. Biétry justifie ainsi : « Comme la vérité d’un sport, d’un match de football, d’un combat de boxe ou d’une corrida ne se limite pas au temps du jeu, nous avons organisé des soirées autour de ces duels » [10]. Ces oppositions construites comme des duels font l’objet d’un dispositif technique complexe et d’un savoir-faire spécifique : « La réalisation c’est de la stratégie, un peu comme le jeu de go, explique J.-P. Jaud. Il faut quadriller le terrain, être prêt à anticiper et réagir vite » [11].

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                         Le « quadrillage télévisuel » Canal+ (L’Équipe Magazine, n ° 390, 10 décembre 1988)

Pour cela, il dispose de 11 caméras dont une caméra isolée afin de suivre un joueur en particulier, d’une caméra en noir et blanc, la SP 2000, capable de ralentir et de décomposer le mouvement jusqu’à deux mille images à la seconde, ainsi que d’une palette graphique pour procéder à une relecture explicative d’une action de jeu au « stylo magique ». Enfin, les statistiques produites par deux informaticiens, aux côtés des commentateurs, qui répertorient toutes les phases de la rencontre et les traitent en temps réel.

Ce quadrillage du terrain est tout autant technique que conceptuel. Il participe de et à la mise en place d’un autre entendement du match dont les scénarios et les statistiques sont les outils majeurs. La retransmission sportive relève d’un travail préalable de mise en forme du match, tout en laissant une place à tous les possibles (la glorieuse incertitude du sport) à la manière d’une œuvre ouverte. J.-P. Jaud construit des scénarios en fonction des joueurs en présence, les choisissant pour leur télégénie, leur style, leur influence sur le jeu, donnant ainsi corps à la catégorie du duel.

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Apparaissent alors sous les yeux du téléspectateur des images prélevées sur le match donnant à voir des actions de jeu, des gestes, mais aussi des données telles que le nombre de passes effectuées, de dribbles, la partie du terrain occupée par les deux joueurs confrontés, constituant un match sous le match, un infra match.

Le traitement statistique des matchs est un des traits décisifs de la nouvelle mise en forme du sport à la télévision. Il se traduit à l’écran par des tableaux et des graphiques, qui présentent une vision plus ramassée et systématisée de la performance sportive que ne l’offrent les images des joueurs en action. L’objectivation qui est attachée à cette mise en forme se construit sur une double réduction : la réduction du match à ses éléments, et la réduction de l’action de jeu à ses effets. C’est à cette condition qu’a pu être appliqué au match un traitement statistique : le match est devenu quantifiable. L‘introduction de la micro-informatique couplée aux techniques vidéo dans ces années 1980 est à cet égard déterminante.

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L‘opération statistique va jusqu’à modifier la conception du fait. Celui-ci n’est plus seulement le moment fort, soudain, unique, propre au match vécu devant les caméras qui fait sens a lui tout seul, dont le but est le prototype. C’est aussi une donnée dont la répétition et l’accumulation ouvre le chemin à une explication. Ainsi, le classement des buts marqués de la tête dans les 5 grands championnats européens. Ou encore la forte densité d’attaques par une équipe sur un même côté du terrain au cours de la rencontre peut expliquer la faiblesse de l’adversaire sur ce flanc, et en fin de compte sa défaite.

La Data Room

Trente ans plus tard, Canal Plus conçoit une émission consacrée au football, annoncée comme nouvelle dans le paysage audiovisuel français, La Data Room, qui analyse les grands matchs par le seul prisme de leurs données statistiques [12].

 

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Elle rassemble en plateau devant un écran tactile géant qui exploite les images-palettes en 3D (le PAD), un présentateur (Grégoire Margotton (1969) aujourd’hui sur TF1) et des chroniqueurs : le créateur du site Les Chroniques tactiques, le responsable éditorial France chez Opta (société britannique leader mondial d’analyse de données sportives), le responsable vidéo et tactique au Montpellier HSC, le spécialiste statistiques de Canal Plus, le blogueur-consultant de Canal Plus.

Jusqu’ici, deux types d’images coexistent dans le traitement du football par Canal Plus :

• les images de la retransmission en direct du match. Empiriques, naturelles, elles sont la « pure réplique » de l’objet : le stade, le terrain, les joueurs.

• Et les images qui relèvent de l’intelligibilité. Formelles, elles ne conservent de l’objet que les propriétés essentielles à travers schémas, graphiques, animations.

L’émission La Data Room se focalise sur ces dernières construisant un regard rétrospectif sur le match à partir d’images reconstruites à la palette graphique, privilégiant ainsi un travail de postproduction. Elle fait un pas de plus dans ce nouveau régime de vérité télévisuel inauguré dans les années 1980, et s’inscrit dans une direction épistémologique, la schématisation, qui tend à substituer à la notion d’image celle de « représentation visualisante » [13], ce type de représentation recouvrant une imagerie issue de l’informatique, l’infographie, qui aide à faire voir ce qui n’apparaît pas immédiatement au regard, fait « remonter » l’invisible à la surface, le « révèle », le simule, le visualise plus qu’il ne le montre.

D’une manière générale, le sport télévisuel valorise un mode production de ses images qui fait de la statistique un moyen de plus pour rendre le spectacle vivant plus vraisemblable, le rendre aussi plus attractif, et des fabricants de données des commentateurs à part entière, au même titre que le journaliste et l’expert, comme le furent de 1980 à 2004 Thierry Roland (1937-2012) et Jean-Michel Larqué (1947) pour le football (« Tout a fait, Thierry…»).

La Data Room s’inscrit plus largement dans le journalisme de données ou data journalisme qui, depuis les années 2000, vise à renouveler le journalisme par l’exploitation et la mise à disposition du public de données statistiques [14]. La volonté de Canal Plus était de donner un nouveau souffle à l’émission d’information sportive, et de l’ouvrir à des publics nouveaux : « C’est Cyril Linette, ancien directeur des sports, qui avait en tête d’utiliser des chiffres, des palettes, de faire un peu évoluer sa grille, explique G. Margotton. Il fallait aller plus loin que des consultants, des spécialistes autour d’une table qui refont un match. Il s’est dit qu’il avait la chance d’avoir une nouvelle génération de fans de foot, qui regardent le foot bien différemment des générations précédentes, et aussi des outils comme le PAD » [15]. L’univers de la data foot est en grande partie composé d’amateurs dont la passion trouve son origine dans le jeu vidéo Football Manager [16], et qui tiennent des blogs [17]. Ainsi de Florent Toniutti, dont le site Chroniques tactiques a été repéré par Canal Plus, et qui décortique aujourd’hui les matchs pour La Data Room. L’amateur devient peu à peu un professionnel du plateau faisant l’apprentissage de la gestuelle, de la parole, de la maîtrise de l’écran tactile, comme à la fin des années 1970 le présentateur météo en fond vert et sa carte animée, un certain Laurent Broomhead (1954) sur Antenne 2 avec lequel il partage un côté « savant fou ».

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« On tient un personnage qui peut fonctionner en télé, parce qu’il est qualifié, parce qu’il sait de quoi il parle, et parce que c’est un gamin intelligent », estime G. Margotton [18]. La crédibilité de la statistique est attachée à celui qui l’énonce, aux qualités qui lui sont propres. Chez F. Toniutti : il est jeune, n’a jamais fait de télévision, c’est un malade de foot, un « bidouilleur de génie » de l’analyse tactique, qui fait ses vidéos un peu à l’arraché sur YouTube, en un mot un geek. Après le Monsieur météo se fabrique le Monsieur data foot. L’auteur est un principe majeur du discours moderne que la télévision restaure quand la littérature l’a tué dans les années 1950 avec le nouveau roman [19]. « Mettre un visage sur la présentation des informations, c’est peut-être la rendre plus crédible », expliquait Christian Bernadac, rédacteur en chef à TF1 en 1977, deux ans après l’installation d’Yves Mourousi (1942-98) au journal télévisé de 13h, et Roger Gicquel (1933-2010) au 20h, que les mesures d’audience créditaient de 10 à 12 millions de téléspectateurs chaque soir [20].

Comme les autres émissions d’information, l’émission sportive n’échappe pas à la course à « la meilleure visualisation possible », selon l’expression de Giulio Friegieri [21], le traitement télévisuel étant au cœur de la concurrence que se livrent les chaînes Canal Plus et BeIN Sports pour un programme toujours plus attractif. Les critiques émanant de la communauté data foot très présente sur le web pointent un usage médiatique de ce type d’images qui privilégierait souvent l’aspect esthétique au détriment de l’intelligibilité, le chiffre apparaissant comme « un gadget narratif alors même qu’il pourrait être utilisé pour permettre au spectateur amateur de mieux comprendre ce qu’il regarde » [22]. Le blog des Cahiers du football parle même de « footballogie, nouvelle plaie médiatique » et propose « un Open Data du ballon rond » [23]. Pour s’en défendre, G. Margotton affirme que « si le match est bon, cela ne sert à rien d’exploiter des données » [24], mais, quand l’analyse statistique est nécessaire, il attend de F. Toniutti « qu’il se lâche, qu’il ait un vrai parti pris, qu’il ose dire des choses » [25], même s’il doit occuper l’antenne pendant un quart d’heure. Une lutte symboliques se développe entre militants, scientifiques, journalistes pour imposer la « bonne » vision et le « bon » usage de la data en matière d’information, qui recoupe les oppositions sport-populaire et sport–élite-professionnel, sport-pratique et sport-business, information savante-citoyenne-participative et information-spectacle.

L’évaluation

Le développement de la data foot, et la croyance en ce type de savoir, ne se limite pas au seul domaine du journalisme sportif. Elle s’est imposée dans les paris sportifs pour assister les parieurs à évaluer les chances de victoire des équipes sur lesquelles ils misent de l’argent. Elle a aussi conquis le domaine de la performance sportive. Le footballeur contemporain est mesuré dans ces gestes de la manière la plus fine, et se constituent à partir des informations recueillies des bases de données qui aident à la décision en matière de transfert : « Il est aujourd’hui fréquent que les chiffres fournis par Tranfertmarkt ou le Centre International d’Études Sportives et peut-être demain Football Manager, servent de base à l’ouverture des négociations, explique Alexandre Cohen […] S’appuyer sur des statistiques pour estimer le prix d’un joueur n’a toutefois rien de bien nouveau dans le quotidien du mercato ; mais la révolution vient du fait que les trois outils en question rendent publiques les données qu’ils présentent, ouvrant la voie à une redistribution des pouvoirs entre les différentes parties prenantes du secteur. Ces estimations ont ainsi vocation à fournir à tous une idée précise de la somme réelle à engager dans le transfert d’un joueur. En langage financier : cela s’appelle un pavé dans la mare » [26]. Ainsi, Paul Pogba, transféré de la Juventus de Turin à Manchester United pendant l’été 2016 pour 105 millions d’euros, transfert record de l’histoire, à la suite de « sa plus belle saison » que confirment ses statistiques : il est de plus en plus utilisé au fil de ses cinq années dans le club turinois (94,3 % de titularisations), se montre plus décisif que jamais (8 buts, 12 passes décisives), est de plus en plus impliqué dans le jeu (35,7 % de ballons touchés, 28,3 % de passes, 2,7 % de duels) [27].

La data, ici, ne participe plus à la description d’une situation de jeu au cours d’un match que l’on cherche à expliquer en mots et en images, elle accompagne un jugement porté sur un joueur dans le cadre de la détermination de sa valeur marchande. Déterminer la valeur est l’objet même de l’évaluation. Et l’évaluation est le produit d’une expertise. Comme l’explique Yves-Charles Zarka, l’évaluation est « un pouvoir qui se donne lui-même, sans le dire bien sûr, non pas simplement comme énonciateur de vérité, mais plus que cela, comme instaurateur de valeur, comme norme de vérité » [28]. Comme d’autres institutions telles que l’école, la justice, l’hôpital, l’usine, l’armée, le sport se transforme dans son organisation et ses procédures en fonction des formes de savoir spécifiques à une période historique. Ce que Michel Foucault nomme l’examen est une forme de savoir-pouvoir apparue au XIXe siècle qui fait de l’individu un objet que l’on peut « maintenir dans ses traits singuliers, dans son évolution particulière, dans ses aptitudes ou capacités propres, sous le regard d’un savoir permanent » [29]. Le football s’appuie aujourd’hui sur les techniques de la statistique largement diffusées dans les sciences humaines pour mesurer les performances des joueurs, et construire ainsi leur prix sur le marché des transferts, confirmant l’hypothèse que l’évaluation s’est répandue principalement dans des sociétés dominées par le capitalisme et la science. Bénéficiant de la croyance collective attachée à la science, la data foot intègre la production d’informations et renforce l’autorité du journalisme. [30]. Tout se passe comme si, dans le sport, les professionnels (journalistes compris) ne pouvaient s’empêcher de se référer à la science comme une certaine idée de la vérité. « L’examen organise un espace analytique », selon Foucault [31]. Le terrain de football comme le plateau de télévision sont des espaces analytiques fabricant toujours plus de discours qui décomposent, comptabilisent, classent, faisant entrer le footballeur dans un vaste champ de visibilité comme objet de connaissance. L’examen le saisit dans un réseau d’écriture, une accumulation de documents dont les datas sous forme de séries de chiffres, graphiques, animations sont la matérialisation contemporaine.

La data foot devient un marché fortement concurrentiel. Les fabricants de données sont nombreux et les procédures s’industrialisent. Parmi eux, la société britannique Opta qui travaille pour La Data Room de Canal Plus, est une ancienne filiale de la chaîne Sky Sport devenue autonome en 1996, compte 3700 faits de jeux enregistrés à partir du signal TV par 300 analystes à temps partiel répartis dans le monde.

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Pour un club de football, la prestation varie de 5000 à 60 000 euros à l’année en fonction des logiciels utilisés [32]. Dans ce contexte, la télévision se fait la vitrine de ses produits les plus sophistiqués tels que les graphiques des ballons touchés ou l’exclusivité « l’index Opta/Canal+ », qui permet de déterminer l’équipe type de la journée de Ligue 1 écoulée. « Notre chiffre d’affaires en Europe est supérieur à 10 millions d’euros désormais, précise David Collet, le directeur commercial d’Opta. Mais c’est en France que le développement récent est le plus important. On a multiplié par 10 le nombre de clients et le chiffre d’affaires ces deux dernières années » [33]. Au-delà du sport, la collecte des données, en tant que phase spécifique, est appelée à devenir le marché du drone professionnel civil avec une progression mondiale de 1300 % d’ici à 2020, couvrant des secteurs aussi variés que l’agriculture, le bâtiment, les transports, les télécommunications, les médias [34].

Voir et savoir

Si l’armée américaine s’est tournée vers la télévision pour apprendre des chaînes sportives la collecte et le catalogage des vidéos, l’insurgé prenant la place du sportif, c’est que ses modes de penser et de faire la guerre contemporaine rencontrent les modes de penser et filmer le sport aujourd’hui : mettre en évidence un individu spécifique, une action significative, un mouvement collectif révélateur. Ainsi ces deux images.

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La première représente l’américain Tim Burke qui, depuis sa maison face à dix écrans, fabrique 100 heures par semaine de gifs pour le site d’informations sportives Deadspin et son site personnel. En prélevant des moments sur des images diffusées en continu par les chaînes sport du monde entier, il crée de très courtes séquences animées qui produisent un autre sens que celui des séquences originales : « Mon job consiste à savoir ce qui se passe dans tous les matches à chaque instant ». Selon lui, « c’est un art. On prend ce petit moment et on le fait exister éternellement, parce qu’il tourne en boucle constamment » [35]. Comme ce joueur de football américain qui marche sur son adversaire (l’image animée en début d’article) saisi dans l’action de jeu et que la répétition sans fin arrache du contexte du match pour transformer son geste en une entité : le mauvais geste, l’attitude condamnée par l’éthique sportive. L’image, ici, relève à la fois de la norme et du divertissement, c’est aussi un gag visuel.

Le gif est devenu une forme journalistique à part entière, censée porter un regard différent sur l’événement à travers des faits minuscules ou des détails : « savoir saisir la bonne image et d’avoir la petite phrase (sur twitter) avec un humour ironique grinçant et accessible » [36], explique Aude Baron, rédactrice-en-chef d’Eurosport.fr à propos de Philousports, « le roi des gifs » français. Alex Chung, fondateur de Giphy, le principal site et moteur de recherche consacré au gif, va plus loin : « Les gifs sont un nouveau vocabulaire pour décrire la condition humaine. Ils peuvent capturer les émotions sous une forme visuelle. On peut compresser ce qu’on ressent dans un format de 5 secondes. Une photo ne peut pas vous donner le début et la fin d’une histoire, mais les gifs le peuvent. Ils ajoutent de l’action, ce sont des sortes de verbes visuels » [37].

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Cette deuxième image montre un poste de commande de drone. Deux militaires, l’un en charge du pilotage de la machine et de ses capteurs, l’autre qui interprète les photos et les vidéos qui arrivent en temps réel dans la pièce. Ils effectuent une veille devant quatorze écrans, donnant corps à l’affirmation que le drone « a révolutionné notre capacité à poser un regard constant sur l’ennemi » [38]. Ce regard repose sur une sophistication toujours plus grande des technologies utilisées (micro caméras, logiciels de traitement en temps réel) pour constituer l’équivalent d’une image satellitaire de haute résolution, même si les capacités de stockage, d’indexation et d’analyse des systèmes actuels sont encore insuffisantes selon G. Chamayou [39]. Il repose aussi sur la délocalisation des équipages hors de leur cockpit, qui a permis une profonde réorganisation du travail, ceux-ci pilotant le drone du sol en faisant les trois-huit face à l’écran. Ce regard repose enfin sur un type de surveillance fondé « sur une analyse des conduites plutôt que sur la reconnaissance d’identités nominales » [40], qui passe par le repérage des actions quotidiennes et comportements réguliers de suspects, construisant ainsi des « schémas de vie » : leurs habitudes, leurs déplacements, leurs rencontres sont mis en relation. Cette observation des faits et gestes d’individus ciblés recourt à l’analyse géo-spatiale qui fusionne données sociales, spatiales et temporelles (répondant aux questions qui ? où ? quand ?), dessinant une carte « des trois dimensions qui constituent, dans leurs régularités mais aussi dans leurs discordances, ce qu’est pratiquement une vie humaine » [41]. L’image de la camionnette arrêtée dans un quartier de Bagdad (en tête d’article) tient plus du schéma que de la photographie avec ses contours rouges et ses légendes pour identifier les occupants.

Les opérateurs respectifs sur ces deux images ont en commun de regarder des écrans et manier des souris, des claviers ou des joysticks à distance de l’objet observé. Un dispositif visuel qui n’est pas sans rappeler le studio de télévision, lui-même un dispositif faisant voir et parler sur l’événement, un appareil à examiner l’actualité, selon des principes qui peuvent être rapprochés de ceux qui gouvernent la surveillance mécanique par les drones définis par G. Chamayou [42].

Le drone et le studio partagent le principe de veille permanente. La télévision observe le monde 24h/24, et le studio, représenté bien souvent à l’écran par l’espace d’une newsroom, met en scène la collecte et le traitement à chaud des informations. Son regard repose pareillement sur une sophistication toujours plus grande des technologies utilisées pour constituer l’équivalent d’une image haute résolution de l’état du monde tout au long de la journée, dont les animations satellites qui composent le bulletin météorologique seraient la matrice, traduisant la volonté de constituer une vue synoptique du monde.

On peut énumérer quelques-unes des opérations à l’œuvre au cours du travail effectué par le studio et ses praticiens :

• il transporte des états du monde en son sein de manière à effectuer un recensement « universel » de ces états à travers les événements, « l’actualité » que fabriquent les journalistes.

• il garde les traces des états successifs d’un même événement, de son irruption à travers le direct à sa mémoire à travers l’archive.

• il ramène le monde, en l’aplatissant, à une dimension où le « regard » le voit et le domine à travers le plateau, l’image, la carte, la maquette, l’animation.

• il fait varier l’échelle en grossissant le petit, réduisant le grand.

• il fusionne avec l’informatique, les images naturelles du reportage devenant des représentations « visualisantes » pour produire une information enrichie (big data) [43].

Par ces opérations, la nature de l’espace et du temps se trouve modifiée. Tous les états du monde sous forme d’événements s’accumulent en un point, le studio, passant du terrain au plateau. Le temps devient un espace inspecté/inspectable par le regard.

« Aujourd’hui, dit un analyste de l’US Air Force, analyser les images capturées par les drones est une activité à mi-chemin entre travail policier et sciences sociales » [44]. L’usage des sciences sociales s’est développé pareillement dans le sport avec l’introduction de la data qui sous-tend une activité ininterrompue d’observation des athlètes, et de production d’informations sur leur performances et leurs gestes les faisant entrer dans un espace de visibilité sans limite. Celle-ci génère une quantité considérable de documents qui permettent de classer, comparer, qualifier, aujourd’hui l’image animée s’ajoutant à l’écriture et au papier liés aux premiers temps de l’examen au sein de la prison, de l’école, de l’hôpital, de l’atelier ou encore de l’armée.

Le « panoptique graphique », comme le qualifie Philippe Artières [45], panoptique de deuxième type après l’architecture de pierres imaginée par le fondateur de l’utilitarisme Jérémy Bentham à la fin du 18e siècle, est un dispositif qui « s’appuie sur des lecteurs qui constituent une police de l’écriture : une police qui enregistre les écrits trouvés, recueillent les écrits reçus par les citoyens, surveille l’espace public, en révèle les écritures illicites, traque les clandestines, et lutte contre les anonymes » [46]. Avec l’usage de l’image animée se met en place un panoptique de troisième type, le panoptique vidéo, qui rapproche la guerre et le sport, s’appuyant sur des praticiens qui composent une police de l’image dont l’essentiel de la tâche consiste à se focaliser « sur la compréhension des « formes de vie » et sur les déviations d’avec ces formes. […] Maintenant vous vous mettez à faire un travail d’études culturelles, vous observez les vies des gens » [47].

L’art de l’observation défini ici relève davantage des techniques sécuritaires récemment développées que des disciplines [48] car il ne cible pas directement l’individu et son corps comme ces dernières, mais sa conduite effective et plus encore sa conduite probable dans un environnement. Foucault explique que le panoptique « doit être compris comme un modèle généralisable de fonctionnement, une manière de définir les rapports du pouvoir avec la vie quotidienne des hommes » [49]. Son caractère abstrait et polyvalent facilite sa pénétration dans l’ensemble du corps social, et avec lui la diffusion des disciplines et à présent des mécanismes sécuritaires au sein même des relations entre les individus, les soumettant à un regard continu « au ras des corps et des jours » via la vidéo. Une camionnette dans le viseur d’un drone diffusée sur le web, un joueur de football américain qui piétine son adversaire saisi dans le mouvement perpétuel d’un gif, ces images relèvent de l’économie de la visibilité propre à l’examen qui combine surveillance et normalisation, et participent à et d’une collecte de « données à flux tendu, destinées à être analysées et traitées de façon à pénétrer les pratiques« , explique Eric Sadin [50]. Elles sont autant de « constats qui pourront être utilisés en vue d’estimer le degré de “dangerosité” des personnes » comme les occupants de la camionnette surveillée, ou des gestes comme celui du joueur de football américain dans le but, ici, de normaliser les pratiques sportives.

Notes

1. Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique éditions, 2013, p. 61-62.
2. Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, La Fabrique éditions, 2010, p. 7.
3. « Sport et télévision, Quels défis pour le régulateur dans le nouvel équilibre gratuit-payant ? », Les études du CSA, juin 2011, p. 1. Les cinq plus grandes audiences historiques de télévision en France sont des  matches de football : 1. 2006,  demi-finale de la Coupe du monde France-Portugal (1-0), 22,2 millions de téléspectateurs ; 2. 2006, finale de la Coupe du monde France-Italie (1-1), 22,1 millions ; 3. 2000, finale de l’Euro France-Italie (2-1), 21,4 millions ; 4. 2016, finale de l’Euro Portugal-France (1-0), 20,8 millions ; 5. 1998, finale de la Coupe du monde de France-Brésil (3-0), 20,6 millions.

4. En France, le premier évènement sportif retransmis en direct par voie hertzienne est l’arrivée du Tour de France en 1948, le premier match de football la rencontre de Coupe de France Nice-Bordeaux, le 4 mai 1952.
5. L’Équipe du 26 juillet 2016.
6. Un chiffre bien en dessous de ceux des championnats anglais et allemand notamment, qui ont vendu respectivement leurs droits de diffusion pour 2,3 milliards d’euros par an (pour la période 2016/2019) et 1,16 milliard d’euros annuel (2017-2021) sur le marché domestique (http://www.lequipe.fr/Football/Actualites/L1-l2-la-lfp-s-accorde-avec-canal-et-bein-pour-une-diffusion-dans-les-lieux-collectifs/694900).
7. Cependant, confrontée au lancement des chaînes en continu CBS et Fox Sport, et à l’inflation des droits TV, elle a perdu 7 millions d’abonnés en 2 ans et supprimé 400 emplois.
8. La chaîne est aujourd’hui fermée, la 3D à domicile avec ses lunettes ne décollant pas. Mais ESPN souhaite continuer à exploiter d’autres innovations techniques telles que l’Ultra HD, appelé aussi 4K.
9. Libération, 4 novembre 1986. Cette partie historique reprend les articles : Francis James, « Le problème de l’évolution du statut de l’image dans l’information télévisée », Études de communication [En ligne], 10 | 1989, mis en ligne le 09 février 2012. URL : http://edc.revues.org/2839;DOI:10.4000/edc.2839, et Francis James « Mutation des rôles et des images du journaliste de télévision », Médiascope, n° 1, mars 1992, p. 44-48.
10. Idem.
11. Idem.
12. La Data Room est diffusée sur Canal Plus Sport depuis septembre 2014, la première année le mardi soir, la seconde année le vendredi à 19h40. Son audience tournerait autour de 100 000 personnes avec le replay.
13. Abraham A. Moles, « La visualisation thématique du monde : triomphe du structuralisme appliqué », in Nouvelles images nouveau réel, Cahiers internationaux de sociologie, p. 151, PUF, 1987.
14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Journalisme_de_donn%C3%A9es
15. http://www.cdusport.com/data-room-canal-plus-21710
16. Football Manager est un jeu vidéo de management footballistique créé en 2004 où le joueur est dans la peau d’un entraîneur de club de football (https://fr.wikipedia.org/wiki/Football_Manager).
17.http://www.footalitaire.com/la-datafoot-par-ceux-qui-la-font-1-julien-assuncao-blogueur-et-statisticien-amateur/
18.http://www.sudouest.fr/2014/09/23/un-blogueur-de-bordeaux-dans-la-nouvelle-emission-foot-de-canal-1680958-4693.php
19. Gilles Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », Deux régimes de fous, Minuit, 2003. Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, 1970.
20. Le Monde, mai 1977.
21. Giulio Frigieri, « L’infographie dans la production du savoir », Les blogs du Diplo, 23 août 2012, http://blog.mondediplo.net/2012-08-23-L-infographie-dans-la-production-du-savoir
22. Philippe Gargov, « Le Footoscope : la data-visualisation au service de l’analyse tactique », 2 octobre 2012, http://www.footalitaire.com/footoscope-data-viz-analyse-tactique/
23. Philippe Gargov, file://Users/marie/Desktop/Passerauxstatssuperieures-LesCahiersdufootball.html
24. http://www.cdusport.com/data-room-canal-plus-21710
25.http://www.sudouest.fr/2014/09/23/un-blogueur-de-bordeaux-dans-la-nouvelle-emission-foot-de-canal-1680958-4693.php
26. « Statistiques et transferts : quand la data gouvernera le mercato », http://www.footalitaire.com/statistiques-et-transferts-quand-la-data-gouvernera-le mercato
27.http://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Paul-pogba-manchester-united-paye-le-prix-de-sa-plus-belle-saison
28. Yves-Charles Zarka, « L’évaluation : un pouvoir supposé savoir », Cités, L’idéologie de l’évaluation, la grande imposture, 37/2009, p. 114-116.
29. Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, p. 192, Gallimard, 1975.
30. Plutôt que parler de « régimes de vérité » comme le fait Foucault, Gérard Leclerc dit préférer parler de « « régimes d’autorité » pour désigner les modes culturels, historiques, institutionnels de production et de reconnaissance de la vérité, observables dans différentes sociétés », « Histoire de la vérité et généalogie de la vérité », http://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=CIS_111_0205
31. Michel Foucault, op. cit., p. 145.
32. « Dans l’ombre des podiums, les big data à l’assaut des stades », http://www.franceculture.fr/emissions/culturesmonde/dans-lombre-des-podiums-44-les-big-data-lassaut-des-stades
33.http://blog.slate.fr/plat-du-pied-securite/2010/09/30/statistique-foot-joueurs-opta/
34.http://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/021731242545-pourquoi-la-donnee-est-lavenir-des-drones-1203786.php
35. Le « roi du Gif » en crée cent heures par semaine. http://www.20min.ch/ro/multimedia/stories/story/31835293
36. http://www.liberation.fr/sports/éà&§/05/27/philousports-ca-roule_1455637
37.http://www.lemonde.fr/grands-formats/visuel/2016/03/15/jj-abrams-gif-et-realite-virtuelle-quatrieme-jour-a-sxsw_4882819_4497053.html#UbavrdvhY56hTMlp.99
38. Cité par G. Chamayou, Théorie du drone, op. cit., p. 58.
39. Ibid., p. 59-60.

40. Ibid., p. 64.

41. Ibid., p. 72.
42.  Ibid., p. 58-67.
43. Tel que l’a fait Bruno Latour pour le laboratoire et les chercheurs dans « Les « vues » de l’esprit », Culture technique, 14, p. 14-29, 1985, et La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, avec Steve Woolgar, La Découverte, 1988. Comme le laboratoire, le studio se présente comme un dispositif d’inscription permettant une vue synoptique, organisée, d’un certain nombre de choses.
44. Cité par G. Chamayou, op. cit., p. 65 .
45. « Le panoptique graphique. Visages de l’écriture dans Surveiller et punir », Lectures de Michel Foucault, vol 2, Emmanuel Da Siva (dir), ENS Edition, 2003.

46. Philippe Artières, La police des écritures : l’invention de la délinquance graphique (1852-1945), La Découverte, 2013, https://books.google.fr/books?id=uRxXAQAAQBAJ&pg=PT48&lpg=PT48&dq=le+panoptique+graphique

47. Cité par G. Chamayou, op. cit.

48. Les techniques sécuritaires ne répondent pas à une urgence précise comme les disciplines mais investissent tous les champs de la société, gérant tous les aspects de la vie. Il n’ y a pas remplacement des disciplines par les techniques sécuritaires mais une articulation des unes par rapport aux autres. Foucault parle de la mise en place d’un nouveau « système de corrélation entre les mécanismes juridico-légaux, les mécanismes disciplinaires et les mécanismes de sûreté » (Sécurité, territoire, population, p.10, EHESS, Gallimard, Seuil, 2004).

49. Michel Foucault, op. cit., p. 206-207.

50. Éric Sadin, « Le nouveau paradigme de la surveillance. Cerner l’humain par l’entrelacs du marketing et de la sécurité», Multitudes 1/2010 (n° 40) , p. 60-66
URL : www.cairn.info/revue-multitudes-2010-1-page-60.htm.
DOI : 10.3917/mult.040.0060.

 

Lire les autres articles de Francis JAMES

bouton citer« Filmer le sport, ça sert aussi à faire la guerre – Francis JAMES », Articles [en ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2016, mis en ligne le 1er octobre 2016. URL : filmer-sport-faire-guerre-francis-james/




Forme esthétique et contenu [social] sédimenté – Marc HIVER

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S’il est un lieu commun théorique bien ancré, c’est celui de la distinction fond/forme, car la forme, c’est du contenu social sédimenté.  Le remettre en cause implique une prise en compte de la dimension esthétique qui ne réduise pas le travail de la forme à une mise en forme, une sorte d’in-formation. Étudier l’articulation entre dimension esthétique et dimension sociologique dans une œuvre artistique – par rapport aux logiques et enjeux des produits culturels – revient à s’interroger sur la circulation d’objets énigmatiques bouleversant le modèle simpliste d’une communication créative à message – de type publicitaire – ou à thèse .

Article interdit à la reproduction payante

Dans mon livre Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, j’ai précisé que le mot « social » avait été librement ajouté, injecté, extrapolé par rapport à la thèse initiale d’Adorno : la forme esthétique est du contenu sédimenté. Historique de l’appellation « forme esthétique comme contenu [social] sédimenté » en encadré à la fin de l’article :  consulter l’encadré.

 

Critique du déterminisme économique

La question posée derrière l’intitulé de cet article revient à penser une relative autonomie de la sphère esthétique, du travail de la forme par rapport au roc de l’économie, notamment de l’économie de la culture et des médias. L’économique détermine-t-il les industries culturelles en dernière instance ? La Théorie esthétique nous met en garde contre tous les déterminismes économique, technique, fussent-ils « en dernière instance ». Cependant, il y a dans cette idée de « dernière instance » althussérienne, le rappel à l’ordre théorique de l’inconséquence qu’il y aurait à oublier d’autres pôles comme le politique, le sociologique, l’esthétique dans leurs déterminations réciproques.

 

Le philosophe Louis Althusser dans Pour Marx avait tenté de dépasser l’économisme marxiste mécanique, de raffiner la distinction entre infrastructure et superstructure, de critiquer la notion d’aliénation, de retravailler le concept d’idéologie comme inversion des rapports de production..

T. W. Adorno ne propose pas une distinction de ce type, sans doute parce que la force critique de cet outil reste prisonnière d’une tentative de systématisation. Cependant, lui aussi essaie de repenser la superstructure, l’idéologie, le rapport au réel, plus exactement au sociologique, à l’économique, au psychologique, au politique…

Forme et contenu

Adorno refuse selon ses propres termes « la division pédante de l’art en forme et contenu  ». Or, s’il est un lieu commun théorique bien ancré, c’est celui de la distinction fond/forme. Ne pouvant — ni ne voulant — résumer un ouvrage comme la Théorie esthétique, j’essaie toujours d’en détacher quelques thèses comme autant de louvoiements pour naviguer contre le vent de l’autoréférencement médiatique.

La première thèse à opposer à cette figure type est celle de l’autonomie de l’art. Reprenant stratégiquement au début de son texte la notion d’œuvre d’art qu’il contestera ensuite, Adorno écrit :

Les œuvres d’art se détachent du monde empirique et en engendrent un autre possédant son essence propre, opposé au premier comme s’il était également une réalité . (Adorno, 1996, p. 9)

Contrairement aux tenants des réalismes, Adorno s’en prend à la notion d’idéologie, comme réalité inversée (définition proposée par Marx dans L’Idéologie allemande), notamment quand elle est appliquée à l’art. L’art ne se réduit pas en une transposition esthétique, une transformation de cette réalité mythifiée, mais implique un véritable travail de formation, d’information, une altérité plus féconde en termes de connaissance que cette réalité, faux concept, vraie Arlésienne du sens commun. La recherche artistique crée des formes nouvelles opposées à la pseudo-évidence du statu quo en induisant leur propre niveau de différenciation critique.

Ce découplage de la forme par rapport à son contenu immédiat n’enferme pas pour autant la Théorie esthétique dans un nouvel idéalisme. Une deuxième thèse approfondit la première : « la forme esthétique est du contenu [social] sédimenté ». Si la forme subsume le contenu, la médiation qui en résulte se déploie dans le temps et surtout dans l’Histoire. Et dans le même mouvement, à l’autonomie de l’art, répond l’émancipation de la forme.

Adorno précise :

La campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté . (Ibidem, p. 194)

On pointe ici le double rapport compliqué qu’entretient Adorno avec le marxisme et la psychanalyse. Des deux, il retient d’abord la puissance critique et théorique, le questionnement épistémologique : un refus de l’interprétation de la réalité au bénéfice d’une transformation pour l’un ; un renvoi aux opérations de déplacement et de condensation dans le rêve chez l’autre.

La force critique de la forme par rapport au statu quo emprunte beaucoup à celle du lapsus dans la vie personnelle d’un individu. Cet acte manqué — qui n’en reste pas moins un acte dans sa subjectivité même — ne déplace-t-il pas en le condensant un ancien « contenu » lié à l’histoire de celui qui le commet ?

Fidèle à son paradigme, Adorno illustre sa thèse par un exemple musical :

Le contenu de la musique est à la rigueur ce qui se passe, les épisodes, les motifs, les thèmes, leur élaboration : ce sont des situations fluctuantes. Le contenu n’est pas situé à l’extérieur du temps musical ; il lui est au contraire essentiel et inversement : il est tout ce qui a lieu dans le temps . (Ibidem, p. 198)

Ce paradigme musical, croisé avec un questionnement épistémologique, nous immerge au cœur de la pensée critique d’Adorno. La forme musicale, comme le symptôme psychanalytique, crée une médiation subjective entre les deux pôles d’une altérité diffractée dans le temps. Ainsi la forme sonate renvoie-t-elle à des rituels sociaux, politiques historiquement datés tout en ayant survécu à leur disparition. Rappelons ce qu’Oliver Revault d’Allonnes (1991, p. 31) disait et écrivait à propos des dernières sonates de Beethoven qui annonçaient les ruptures musicales à venir :

Beethoven était pianiste de métier et de formation. Il a transgressé les formes. Ses sonates n’ont pas forcément une structure de sonate ; le mouvement lent central peut ne pas exister, comme dans l’Opus 111. S’il construit sa sonate autrement que l’aurait voulu la tradition, il a des raisons. D’ailleurs, il ne construit pas toutes ses sonates “autrement”. Il retrouve parfois la forme sonate qui s’était perdue en devenant une règle canonique .

Pour mémoire, Olivier Revault d’Allonnes fait référence à la Sonate pour piano n° 32 en ut mineur, opus 111 ne comprenant que deux mouvements au lieu de trois :

  1. Maestoso – Allegro con brio ed appassionato
  2. Arietta. Adagio molto semplice e cantabile.

De même, le tic qui biaise ce visage a survécu lui aussi, comme un stigmate du passé, aux événements qui lui ont permis de s’installer. Aussi l’art, qui ne se dégagerait pas des formes du passé par une transformation critique du matériau, dans un double mouvement de reprise et de remise en cause, donc en s’accommodant intellectuellement du statu quo formel, technique, nourrirait l’industrie culturelle.

Ciment social et critique du statu quo

L’art authentique chez Adorno doit-il être révolutionnaire ? On sait que pour lui l’art authentique est un art « autonome » qui doit d’abord révolutionner sa propre sphère symbolique (le travail sur le matériau légué, les formes, les techniques artistiques) pour transformer un imaginaire, nos rêves quand ils sont porteurs d’une utopie.

formeformePour essayer d’approcher par essais et erreurs cette pensée, je tenterai une comparaison avec Roland Barthes, dans l’article « Le pauvre et le prolétaire » extrait de Mythologies . Dans ce texte, Barthes fait référence à Chaplin et Brecht.

Barthes (1977, p. 41) note l’ambiguïté politique du personnage de Charlot :

Charlot a toujours vu le prolétaire sous les traits du pauvre : d’où la force humaine de ses représentations, mais aussi leur ambiguïté politique. Ceci est bien visible dans ce film admirable, Les Temps modernes. Charlot y frôle sans cesse le thème prolétarien, mais ne l’assume jamais politiquement…

Barthes interprète Charlot à partir de la distanciation brechtienne :

Or Charlot, conformément à l’idée de Brecht, montre sa cécité au public de telle sorte que le public voit à la fois l’aveugle et son spectacle… (ibidem, p. 41)

Chez Adorno, il ne suffit pas de dépasser l’œuvre de pure propagande par cette distanciation permettant une prise de conscience politique. Le spectacle de cette cécité, si elle fait la force critique des films de Chaplin et des pièces de Brecht, ne peut le satisfaire. La nouvelle musique, par exemple chez Arnold Schönberg, si elle doit faire entendre le tumulte, voire la cacophonie du monde, nous projette aussi dans un avenir utopique, déjà présent dans la sphère croisée du symbolique et de l’imaginaire. Il faut rêver le futur et la promesse de liberté qu’on en attend participe elle-même des trois niveaux de notre humanité. L’œuvre d’art est réelle puisque, si elle se détache du monde empirique, elle « en engendre un autre possédant son essence propre, opposé au premier comme s’il était également une réalité ». L’œuvre d’art est imaginaire puisqu’elle permet de rêver ses rêves au travers de son caractère énigmatique. Mais ce qui distingue l’œuvre d’art des autres produits culturels qui, comme le montre Barthes dans Mythologies, ne font que meubler notre environnement, c’est qu’elle ne se contente pas quand elle paraît, de restructurer, de ressouder le cercle de famille, voire de faire évoluer le statu quo. L’œuvre d’art, avec ses propres armes esthétiques, est critique du monde où elle naît, tout en étant utopique. Dans son mouvement de recherche, elle rejoint les sciences et la philosophie qui, pour un temps, s’en prennent au fondement symbolique de l’ordre établi.

Dans la sphère esthétique, le projet imaginaire s’articule sur une réalisation symbolique (par exemple la musique) d’où le social n’est jamais absent. Ce projet critique, négatif, donc utopique suscite l’irruption d’objets énigmatiques (vs les œuvres à message, à thèse) bouleversant les logiques communicationnelles existantes. Quand l’enfant monstrueux paraît, dans son altérité, le cercle de famille peut le rejeter ou, par un long cheminement sur soi, entrevoir une autre beauté, une autre vérité. Faire cheminer l’altérité, qui ne se réduit pas à la différence, suffit à remplir le projet imaginaire. Car la sphère esthétique, même si elle est le lieu utopique de la résistance au statu quo, ne saurait à elle seule poser — et encore moins résoudre — toutes les questions liées à la souffrance sociale et relevant du politique.

 

Exemple 1 : Les Demoiselles d’Avignon

En peinture, Les Demoiselles d’Avignon de Picasso, une des œuvres les plus célèbres du XXe siècle, marquent aussi une rupture analogue dans l’histoire de l’art occidental.

Le projet qui s’intitulait d’abord Le Bordel philosophique commence à être élaboré en 1906 au travers de dix-neuf esquisses et sera terminé en 1907. Le tableau final ne prendra son nom définitif qu’en 1920 lors de sa vente au couturier Doucet (la Carrer d’Avinyô — rue d’Avignon — à Barcelone abritait une maison close) et ne sera exposé publiquement pour la première fois qu’en 1937.

Les Demoiselles d’Avignon permettent de saisir comment, par exemple, les personnages sont imbriqués et dans le même temps définissent des espaces propres, se croisant plus qu’ils ne se rencontrent par le jeu d’un collage. Ainsi se confrontent plusieurs espaces représentatifs dans une sorte de parataxe picturale.

Par ailleurs, les dix-neuf esquisses [dont 4 sont présentées ci-contre en gif animé sous le tableau] qui président à l’avènement du tableau « final » me donnent l’occasion de revenir sur la valeur critique de la notion d’art authentique : ce que défend Adorno, c’est l’existence d’une recherche artistique dont les œuvres particulières ne sont que des moments de matérialisation, les « arrêts sur image » d’une pensée artistique, des esquisses, des brouillons dont le tableau « final » n’est lui-même qu’une étape.

Il s’agit aussi de défendre, face à l’hégémonie et souvent l’immédiateté des industries culturelles, l’existence d’une recherche qui s’inscrit dans l’Histoire et entretient dans sa propre sphère un rapport avec les autres arts, la philosophie et les sciences de son temps, en avance sur leur temps.

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Les Demoiselles d’Avignon, Pablo Picasso
Huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm.
Conservé au Musée d’Art Moderne de New York.

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4 esquisses/ Les Demoiselles d’Avignon

 

 

Exemple 2 : les Polytopes de Xenakis

Nos étudiants, souvent fan à l’ère du numérique de musique « électro », devrait réécouter, s’inspirer d’un compositeur de musique électronique qui a croisé nouvelles technologies et musique, dont l’exemple fameux de son Polytope de Cluny (1972) pour bande magnétique sept pistes et lumières.

formeDans son livre Xenakis/Les Polytopes, Olivier Revault d’Allonnes (1975) étudie au plus près des documents, notamment les graphiques complets/partitions, comment un musicien réputé pour son rapport à la technique l’envisage vraiment.

Olivier Revault d’Allonnes nous invite à comprendre de l’intérieur une démarche complexe où la parataxe musicale, les brusques ruptures et mises en relation spatio-temporelle prennent autant, si ce n’est plus de place et de force, que le recours aux nouvelles technologies. Dans cet esprit, le lecteur est donc convié à « ne pas lire ce livre de façon linéaire du début à la fin », à le « reconstruire » à la façon des œuvres « polytopiques », « c’est-à-dire dispersées mais unies, multiples mais homogènes, faites de variation et d’imagination, mais toujours autour d’une idée centrale » (Revault d’Allonnes, 1975, p. 9).

formeRefusant l’assimilation entre la technique artistique entendue comme un certain rapport à la parataxe musicale et les nouvelles technologies chez Iannis Xenakis, il précise :

Xenakis passe, trop facilement, pour le laudateur d’un certain monde dans lequel la science et la technique seraient capables de tout résoudre. Tout en soulignant que cet artiste, en effet, affronte la modernité et l’utilise, qu’il se refuse aux solutions « passéistes », nous ne nous cachons pas de vouloir montrer ici que l’interprétation de son art en termes de pure technique en laisse échapper l’essentiel. Car les prodiges de la modernité ne sont jamais montrés pour eux-mêmes, et Persépolis [autre « spectacle lumineux » de plein air à Persépolis en 1971] prouve que Xenakis est tout aussi à l’aise (et tout aussi inquiet et méticuleux) avec des enfants porteurs de torches ancestrales, qu’avec des flashes électroniques ou des rayons laser. (Ibidem, p. 10)

 

 

Contre-exemple : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain

formeLa question posée par ce film « créatif » de Jean-Pierre Jeunet (2001), au modèle publicitaire, c’est moins son existence en tant que produit culturel que sa prétention à singer, par un détournement « positif », la notion critique et polémique d’œuvre d’art authentique. On aurait pu prendre un autre film sur le même créneau prétendument « artistique », film culte ou phénomène de société, d’une société à un moment donné : Diva (1981) ou 37°2 le matin (1991) de Jean-Jacques Beineix, Le grand Bleu (1988) de Luc Besson ou Les Choristes (2004) de Christophe Barratier.

Qu’Amélie Poulain déborde d’effets spéciaux, de techniques esthétisantes souvent mécaniques, on ne peut nier sa cohérence scénographique reposant sur un réel contrôle de sa « variable artistique » pour reprendre l’expression de Laurent Creton dans Cinéma et marché :

Tous les objets artistiques qui s’inscrivent dans la série industrielle ont en commun de mettre en question le statut traditionnel de l’œuvre d’art. La fonction d’un marchand d’art est de parvenir à créer une valeur commerciale à partir d’un objet investi de valeur esthétique par une communauté spécialisée. Le commerce du cinéma relève d’une logique qui place l’art non pas comme origine mais comme accessoire de la vente des objets culturels industrialisés. En fonction  de cet objectif, on examine dans quelle mesure et comment la variable artistique pourrait être éventuellement utilisée. Dans certains cas, l’art est un argument de vente. Dans d’autres, c’est l’inverse : longtemps la Palme d’or de Cannes a été réputée avoir un impact négatif sur les entrées, en particulier des films destinés à un large marché. » (Creton, 1997, p. 47)

Finalement, à leur manière, les industries culturelles entérinent l’existence de ce qui sera pour elles des « produits culturels haut de gamme », en tout cas des produits qu’on vendra sur ce créneau. La logique psychologisante ou sociologisante de tels produits est, après tout, une des approches de tout produit culturel qui ne se réduit pas à un simple divertissement : traiter en tant que média les « grands problèmes de société » sur le mode de la fiction, comme les magazines de la presse écrite les traitent sur le mode rédactionnel. Mais qu’un film comme Le fabuleux destin d’Amélie Poulain veuille occuper et occulter un espace de résistance critique qui n’est pas le sien en mimant la recherche artistique, en multipliant les références culturelles à la façon des publicitaires, alors on comprend mieux la scission interne à la culture pointée par Adorno et l’opposition critique introduite -la coupure esthétique- entre produit culturel et œuvre d’art authentique.

Un ensemble composite, une première tentative de réconciliation entre La nouvelle Vague, pour les « audaces formelles » et le Réalisme poétique « pour l’univers poétique populaire », la promotion d’un univers de rêve et de nostalgie « laisser en place le statu quo », tout ce dispositif audiovisuel se met d’abord au service d’une poésie « gentille », domestique, loin évidemment d’un « cinéma de poésie ».

 

 

Où se joue la forme comme contenu social sédimenté :

Le postulat sur la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté renvoie donc aux conflits, aux tensions qui peuvent être masqués au fil du temps comme les symptômes en psychanalyse sont les marques d’anciens conflits intérieurs qui se sont déplacés et sédimentés.

Les guerres esthétiques souvent très virulentes, bataille d’Hernani, réception des impressionnistes dans les salons, etc., ne sont pas des guerres picrocholines. Par le jeu des médiations qui les relient aux autres sphères des activités et des rapports humains, elles intègrent, à leur façon, une dimension politique. Les polémiques esthétiques sont donc à prendre très au sérieux.

 

forme

Le laid c’est le beau

 

Si comme l’écrit Adorno dans la Théorie esthétique :

Mais l’élément social est médiatisé par l’attitude formelle objective (Adorno, 1996, p. 336)

L’attitude formelle objective de Jean-Pierre Jeunet consiste d’abord en un évitement politique des antagonismes, fussent-ils « artistiques » au nom d’une pseudo-réconciliation entre les écoles critiques et à l’intérieur de l’histoire du cinéma.

Il y a aussi confusion entre technique artistique et nouvelles technologies, une forme de déterminisme technologique dans l’art parce qu’il s’agit de récupérer une neutralité supposée de l’outil sans réflexion sur sa place et sa fonction dans la dimension esthétique de l’œuvre d’art. Ce que l’on ne trouvait pas dans les Polytopes de Xénakis.

La coupure esthétique chez Adorno

Le mouvement de rejet d’une partie de la culture hors de la sphère de l’art par Adorno peut s’envisager, pour celui qui étudie les industries culturelles, comme une relative émancipation de son objet par rapport à l’histoire de l’art. La coupure esthétique d’Adorno est, il est vrai, un moyen provocateur pour séparer création artistique et créativité para-publicitaire. Cependant, on peut y voir aussi une façon d’autonomiser des objets culturels en leur reconnaissant une dimension esthétique ayant sa propre logique médiatique.

En fait, le poste d’observation d’Adorno n’a d’intérêt aujourd’hui que s’il nous permet des connaissances nouvelles sur nos objets d’études. Son actualité est constituée par les pistes méthodologiques ouvertes, même en creux.

Ce poste d’observation porte un regard et une oreille insistant sur les enjeux et les conflits à l’intérieur de la sphère esthétique. Le postulat sur la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté permet de poser la tension intra-esthétique mais aussi la tension entre la sphère esthétique et la sphère sociale sans réductionnisme politique. Il y a un moment esthétique autonome comme il y a un moment théorique autonome. Ce que propose Adorno ne peut donc finalement pas se traduire dans la formule d’Althusser, par exemple, sur « la philosophie est, en dernière instance, lutte de classes dans la théorie » (Athusser, 1974, p. 101) qu’on pourrait extrapoler en « l’esthétique est, en dernière instance, lutte de classes dans l’art ». La tension est d’abord théorique, musicale ou cinématographique. Le raccord au social ou au politique existe par un jeu de médiations d’une sphère à l’autre dans leurs historicités.

Deux questions préalables

  • La question 1 : La distinction critique entre œuvre d’art authentique et produit culturel nous permet d’interroger la volonté hégémonique des industries culturelles d’occuper tout l’espace de la culture, ce qui remet en cause le prétendu « élitisme » d’Adorno.
  • La question 2 : Pour se démarquer d’une « étude immanentiste » de l’œuvre, le postulat sur la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté ne nous permet-il pas justement, tout en posant leur complémentarité, de distinguer l’approche esthétique de l’approche « sciences sociales » des produits culturels ?

Et surtout, ce postulat ne nous suggère-t-il pas de poser autrement la question cruciale de la réception du produit culturel ?

 

Les concepts mobilisés

Quels sont les concepts de la Théorie esthétique d’Adorno mobilisés pour cette expérimentation ?

QUATRE CONCEPTS

1. Le matériau : le matériau, c’est ce dont disposent les artistes quand ils naissent à l’art dans un ici et maintenant et, bien entendu, le type de rapport -critique ou non- qu’ils entretiendront avec lui.

2. La technique : pour Adorno, le terme esthétique qui désigne la domination du matériau est la technique.

3. La forme : « …la campagne dirigée contre le formalisme ignore que la forme qui est donnée au contenu est elle-même un contenu sédimenté » (Théorie esthétique, p. 194). Il faut donc refuser « la division pédante de l’art en forme et contenu » (Ibidem, p. 198).

4. L’industrie [culturelle] : la coupure esthétique entre œuvre d’art authentique et produit culturel est aussi une invitation critique à autonomiser l’analyse des logiques propres de ces industries culturelles.

 

L’hégémonisme ou la raison du plus fort

Qui prétendrait avoir la force de détruire la culture populaire industrialisée, une culture n’ayant plus rien à voir avec les arts et traditions populaires ? L’art populaire n’est plus cette tradition souvent orale sédimentée au cours des siècles mais il est devenu aujourd’hui un ensemble de produits manufacturés à destination d’un public de masse segmenté. Et cette production industrialisée est liée à une instrumentalisation de la réception fortement démagogique. Résister aux logiques médiatiques signifie donc d’abord se battre pour conserver un droit bien restreint au plaisir de la pensée sous toutes ses formes, philosophiques, scientifiques et artistiques face à la généralisation du plaisir de l’oubli de soi dans le divertissement généralisé. L’art authentique, dans son rapport à la philosophie et aux sciences, participe au mouvement de la pensée. Dans les sciences humaines comme la psychanalyse, les poètes et les dramaturges ont souvent anticipé des découvertes majeures. Sigmund Freud le souligne dans tous ses écrits.

Adorno et Horkheimer dans « La Production industrielle de biens culturels » préviennent d’un danger, toujours d’actualité derrière l’hégémonisme souriant des industries culturelles, qui peut sembler à certains bien loin des tragédies liées aux totalitarismes du siècle dernier et à leur cortège de propagandes.

La publicité devient l’art par excellence avec lequel Goebbels déjà l’avait identifiée, l’art pour l’art, la publicité pour elle-même, pure représentation du pouvoir social.  (Adorno, Horkheimer (1974), La Dialectique de la raison, p. 171-172)

Si l’actualité d’Adorno, derrière ses mise en garde, est d’ouvrir une voie pour comprendre les logiques des industries culturelles dont la publicité serait devenue le modèle, je pense avoir pointé la tension entre une résistance artistique et la volonté hégémonique des grands groupes de communication de tout subsumer sous un même concept culturel.

 

La forme esthétique comme contenu [social] sédimenté : résister via la recherche artistique au statu quo

Et aujourd’hui la résistance dans l’art rouvre les plaies de ces combats contre une possible mais pas certaine Entkunstung de l’art, la perte par l’art de son caractère artistique. David contre Goliath : pensons à Van Gogh et sa Chambre en Arles, la raison du plus faible s’attaque, au travers d’un tableau au sujet apparemment anodin et pourtant gros de son poids de révolte, à une souffrance personnelle, psychologique et sociale, tout en anticipant sur les formes et les couleurs d’une utopie toujours à reconstruire.[/one_third]

 

LA COULISSE D’UNE RECHERCHE

Lors de la préparation de mon habilitation à diriger des recherches « Contributions communicationnelles à l’approche esthétique des industries culturelles : cinéma, musique, multimédia », j’ai commis un lapsus basé sur mes souvenirs d’une lecture pourtant attentive de la Théorie esthétique de T. W. Adorno. J’étais sûr d’avoir lu : « la forme esthétique est du contenu social sédimenté ». Mais quand j’ai voulu sourcer cette citation, je n’ai trouvé que la formule : « la forme esthétique est du contenu sédimenté ». c’est pourquoi dans la rédaction finale j’ai décidé de mettre [social] entre crochets : « la forme esthétique comme contenu [social] sédimenté ». Lors de la soutenance de cette HDR, quand j’ai d’emblée explicité la présence de ces crochets auxquels ils n’avaient visiblement pas trop prêté attention, les membres du jury ont reconnu, comme bien des collègues enseignants-chercheurs ultérieurement, que le [social] leur avait paru naturel sous la plume d’Adorno. La recherche tient parfois à un lapsus qui vous fait à la fois expliciter un auteur mais aussi qui vous pousse dans votre propre recherche à aller de l’avant.

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RÉFÉRENCES

Adorno, T. W., (1982) : Théorie esthétique, Paris, Klincksieck (trad. française Marc Jimenez).

Adorno, T. W., Horkheimer, M. (1974) : « La Production industrielle de biens culturels » in La Dialectique de la raison, Paris, Tel Gallimard, (trad. française Eliane Kaufholz).

Althusser, Louis (1965) : Pour Marx, Paris, François Maspero, « Théorie ».

Althusser, Louis (1974) : Eléments d’autocritique, Paris, Hachette, coll. Analyse.

Barthes Roland (1957) : Mythologies, Paris, Seuil, collection « points ».

Creton, Laurent (1997) : Cinéma et marché, Paris, Armand Colin.

Hiver Marc (2011) : Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma, Paris, L’Harmattan, collection Communication et civilisation.

Marx, K., Engels, F., (1968) : L’Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, « Classiques du marxisme », (traduction française Renée Cartelle et Gilbert Badia).

Revault d’Allonnes, Olivier (1991) : « Beethoven et le jazz », in Revue d’esthétique n°19, Jazz.

Revault d’Allonnes, Olivier (1975) : Xenakis/Les Polytopes, Paris, Balland.

 

Lire d’autres articles de Marc Hiver

 

HIVER Marc, « Forme esthétique et contenu [social] sédimenté – Marc HIVER », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le  1er octobre 2013. URL : http://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/forme-esthetique-contenu-social-sedimente-marc-hiver/

 

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Trou dans l’image et question de l’aveuglement – Marc HIVER

Ce texte et son titre en termes de trou m’ont été inspirés par un manque, donc comme une contribution possible au Collège iconique de l’Inathèque de France (INA). Si je n’avais pas traité ce sujet, je crois que je serais intervenu sur le son, ce que j’ai fait plus tard dans mon livre Adorno et les industries culturelles – communication, musique et cinéma.

 

Le trou dans l’image

Je traiterai du trou dans l’image et dans le regard. Le trou ne s’oppose pas à l’image, il lui est consubstantiel, surtout dans les procédés de fabrication et de reproduction mécanique. Parler de trou est une entrée pour aborder autrement la question du regard décentré là où certains verraient peut-être un trop plein de l’image et une autre façon de poser la question de la matérialité des images sans déterminisme technologique.

Par ailleurs, j’essaierai de montrer que ce ne sont pas tant les trous qui nous aveuglent que ce trop plein, comme si pour analyser les images on se rattachait à une physique et une idée de la matière d’avant la relativité et les quantas, d’avant le principe d’incertitude d’Heisenberg. Je parlerai des trous, de façon opportuniste, dans le cadre du Collège iconique, comme une proposition d’interdisciplinarité.

Dans l’image cinématographique ou télévisuelle, les trous ont une histoire et des noms. Réfléchir sur l’image à partir du trou correspond à ma volonté d’utiliser un mot que chacun d’entre nous peut s’approprier.

Bien sûr, je citerai les obturations entre les photogrammes, le bombardement des électrons qui composent les trames, la persistance rétinienne sans laquelle il n’y aurait pas d’image en mouvement pour un oeil humain. Je convoquerai le hors-champ, l’autre champ et le hors-champ relatif qui entourent l’image et l’aident à faire sens de part et d’autre d’un cadre dont on nous dit que les nouvelles images voudraient s’émanciper. Je rappellerai la coupe et le raccord qui permettent le découpage et le montage entre ce qu’on montre et ce qu’on cache, entre ce qu’on voit et ne voit pas.

Cependant je continuerai à parler de trous, comme Hitchcock parlant des morceaux ou des bouts de films dans ses interviews pour nommer les plans, j’insisterai sur la coupe plus que sur le raccord, sur le cutting des anglo-saxons.

Lors des dernières séances du Collège, j’ai parlé aux uns et aux autres des trous. Une archéologue me rappelait que dans sa discipline, elle rencontrait beaucoup de trous comme corollaires des fragments mis à jour : combien de bras, de têtes manquent aux statues de nos musées ? Un psychanalyste me disait, lui, à propos du cinéma, penser d’abord à la pellicule qui se bloque dans le projecteur et au trou bordé de feu qui dévore l’image sur l’écran. A ce propos, au début du cinéma, avec les premières pellicules, des spectateurs sont morts brûlés vifs d’avoir voulu satisfaire leur désir scopique.

Un autre m’a cité la castration. En écoutant un exposé préliminaire au nouvel atelier méthodologique sur le son, j’entendis aussi avec intérêt cette idée pas forcément nouvelle, mais qu’il est parfois bon de rappeler, que la musique est sans doute une des meilleures façons de mettre en évidence le silence. Chacun me fit part de ses associations spontanées.

J’insiste sur l’importance du rêve. On a souvent évoqué la rêverie éveillée du spectateur dans la salle obscure d’un cinéma. Mais ce qui m’a surtout frappé dans une intervention précédente au Collège, c’est l’idée qu’on ne voit pas ses rêves, qu’on rêve ses rêves et que les images qui en découlent et que l’on croit avoir vues ne sont peut-être qu’une reconstruction après coup. Il en va sans doute ainsi des images animées : on les rêve plus qu’on ne les voit, et ce rêve s’articule sur les trous, comme ces navigateurs solitaires qui s’endorment au creux de la vague pour se réveiller et donner le coup de barre propice sur la crête.

Telle qui réfléchit sur les indices de la mémoire pourra relever le caractère fragmentaire de la trace et l’existence d’invraisemblables trous de mémoire dans les systèmes d’information les mieux organisés. Le physicien proposera évidemment de tourner autour de ces objets théoriques que sont les trous noirs.

S’interroger sur les trous et sur ceux qui croient avoir les yeux en face des trous, ce n’est pas tenter de recréer un pseudo-concept fourre-tout, mais faire circuler un objet à la fois basique et énigmatique, un peu à la manière de Jean Rouch quand il déclare aimer faire circuler des objets énigmatiques comme une danse de possession pour un public non averti (Jean Rouch, premier film, 1947-1991). L’objet reste énigmatique car on ne sait jamais si le trou repéré est dans l’image ou dans la tête de celui qui le voit ou ne le voit pas.

J’ai dit que je ne ferai pas l’économie dans la métaphore vulcanologique que je vous propose de préciser sur quel poste d’observation je suis planté et dans quelles cavités, failles, béances, mon regard a plongé : l’esthétique, l’épistémologie ont fait leur trou en moi, au cœur des Sciences de l’Information et de la Communication, une longue trouée entre des analyses sur le cinéma et la télévision qui ne s’est jamais refermée, comme une blessure théorique et une invitation à un voyage vers des horizons qui les dépassaient.

Le trou et la matière : détour épistémologique

Lautréamont, dans Les chants de Maldoror, exaltait les mathématiques sévères qu’il n’avait jamais oubliées. Et quoi de plus excitant que la présence du postulat comme un trou à l’intérieur d’édifices théoriques dont la dure scientificité fait envie aux sciences humaines ? Ainsi le postulat des parallèles chez Euclide, en tant que postulat, en tant qu’appel à l’évidence intuitive apparaît comme une tache aveugle dans la théorie. On a cherché la démonstration qui comblerait cette lacune. Toutes les tentatives ont échoué. On a tenté une démonstration par l’absurde. Nouvelle chute. Alors est apparue la possibilité du choix, à partir d’un postulat contraire, de géométries non euclidiennes. Renversement du point de vue qui permet d’envoyer des engins dans l’espace.

L’espace est courbe dit Einstein. Ou plus exactement, car l’espace n’est plus cette donnée physique cartésienne, la lumière s’incurve en se déplaçant. La poésie fait souvent bon ménage avec des sciences dont la dureté relève plus d’un fantasme archaïque de la matière que des théories les plus récentes. Les sciences humaines aussi doivent assumer leur part d’imaginaire, indispensable pour exorciser on ne sait quel complexe d’infériorité vis-à-vis de sciences dites dures et qui, elles, revendiquent depuis longtemps un autre paradigme de la matière.

Je n’ai pas le goût des superproductions intellectuelles. L’esprit de système, la modélisation réduite ne sont pas mon fort. Mon point faible me porte sur les démonstrations par l’absurde, les renversements de point de vue, le goût du paradoxe.

Prenez le canular et le paradoxe du gruyère, des trous dans le gruyère : plus il y a de gruyère, plus il y a de trous, plus il y a de trous, moins il y a de gruyère. Est-ce à dire que plus il y a d’images, plus il y a de trous dans l’image, donc moins il y a d’images ? Après tout cela pourrait étayer l’hypothèse de Régis Debray, tout en la détournant, que trop d’images tue l’image ?

En relisant L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, du neurologue Oliver Sacks, je suis tombé sur une illustration clinique qu’il donne du paradoxe de Zénon appliqué à une agnosie visuelle : dans son récit clinique « Tête à droite » l’auteur cite le cas d’une patiente qui n’avait conservé que la partie droite de son champ visuel. Pour compenser ce déficit sévère (elle ne pouvait ni regarder à gauche directement ni se tourner vers la gauche), elle avait élaboré la stratégie suivante : en décrivant un cercle sur elle-même et vers la droite, elle pouvait retrouver -par la droite- ce qui se masquait à sa vue sur sa gauche tout en perdant à nouveau la moitié de cette moitié. En répétant l’opération plusieurs fois, elle pouvait, par exemple, manger la totalité d’un gâteau, moins la moitié, moins un quart, un huitième, un seizième, etc. D’où la référence à Zénon dont la flèche ne pouvait jamais atteindre son but tout en s’en rapprochant indéfiniment.

Sans aller jusqu’à ces pathologies extrêmes, il existe dans la vision « normale » des taches aveugles qui trouent nos images naturelles à notre su ou insu.

J’ai dit que le trou (dans l’image, ou entre les images) était d’abord une proposition interdisciplinaire sur une ligne de communication dont la courbure reste à définir.

Montrer quelques trous, quelques images trouées, telle est ma seule ambition dans cette rêverie qui pourrait dévoiler, sinon la face cachée des choses, du moins des bouts d’images volés à l’instar de La Lettre volée d’Edgar Poe revisitée par Jacques Lacan dans son séminaire.

On se souvient de cette anecdote : de bons pères montrent un film sur un missionnaire et sur son sacrifice à de bons sauvages en mal d’évangélisation. Intérêt de ces spectateurs néophytes. Mais quand au terme de la projection, dans cette sorte de ciné-club improvisé au cœur de la brousse, on demande ce qui a été vu : stupéfaction ! Ils ne parlent que d’un coq.

Nos bons pères se repassent le film et effectivement, à l’arrière-plan du film, la caméra a capté à intervalles réguliers, mais très décentré par rapport aux lignes de forces d’une image, au mépris des théories sur le cinéma et du nombre d’or, un coq du village. Et c’est ce coq qui a attiré, aspiré toute l’attention et le regard de ces bons sauvages ; coq invisible pour les auteurs, pour des spectateurs moyens mais pas pour des spécialistes de leur propre culture et de leurs symboles. Vaudou soit qui mal y pense.

Et après tout, un scénario n’est-il pas une sorte d’échafaudage rhétorique et un échafaudage de secours, comme le disait Freud dans Malaise dans la civilisation, pour montrer tout en le masquant un autre trou dont on ne voit le plus souvent ni le bord ni le fond ?

Ni la bonne forme de nos images au sens de la Gestalt theorie, ni leur structure -leur cohérence interne- ne nous conduiront au fond de ce trou perdu de notre raison, à la lisière de ces rêveries fécondes et heuristiques ?

Alors on bouche les trous pour ne pas voir ce crible incroyable de l’écran qui laisse filtrer la lumière et le son. Et à trop jouer les bouche-trous, on en perd cette mise en crise -rationnelle- de la raison qui, de Husserl à Freud, de Nietzsche à Derrida en passant par Adorno, aurait dû nous mettre en garde contre un scientisme réducteur.

L’épistémologie et l’histoire des sciences sont d’étranges compagnons de voyage qui, loin de nous éviter les gouffres et les précipices, s’emploient à nous les souligner, à nous rappeler que sans le zéro, sans l’idée du rien, on n’aurait pu compter, comme le rappelle Alain Nadaud dans son roman L’Archéologie du zéro.

La question des formes : détour esthétique

L’esthétique du cinéma a souvent insisté sur les trous autour et dans l’image. Que serait une image cinématographique sans son hors-champ ? De très belles pages de bons auteurs nous rappellent combien le cadre de la caméra, le jeu du champ et du hors-champ, de ce qu’on veut montrer et de ce qu’on veut cacher, crée une circulation implicite du regard du spectateur entre ce qu’il voit et ce qu’il devine, ne serait-ce que par la présence du son, les entrées et les sorties de champ. L’Arroseur arrosé des frères Lumière d’emblée en donne un très bel exemple : décadrage à gauche et trou à droite dans le champ avec un jardinier bord cadre gauche tourné vers la gauche ; entrée de champ du galopin qui vient boucher le trou à droite en rééquilibrant l’image ; puis poursuite et au final la fessée administrée plein cadre par un adulte sur un enfant non consentant. La fixité du cadre de ces premières années du cinématographe en renforçant la vision.

L’introduction plus tardive de la notion d’autre champ complexifie la compréhension que nous avons des images en mouvement. En effet, si le hors-champ, c’est l’ensemble complémentaire du champ dans la diégèse, l’autre champ correspond à l’équipe technique et l’appareillage qui permet de filmer le champ. Et alors la question de l’aveuglement, ici sous sa forme manipulatoire, apparaît bien plus clairement pour la télévision, notamment dans les reportages d’actualité. La notion d’autre champ revêt un intérêt théorique pour mieux appréhender les films, mais elle devient terriblement pratique dans l’approche critique du média télévisuel : que penser de tous ces reportages, où la caméra et ses servants nous ouvrent soi-disant une fenêtre sur le monde, entrent dans l’intimité des uns et des autres sans nous informer du poste d’observation, donc des conditions de réalisation. Comme si les journalistes pouvaient se dispenser des lois de la relativité et de l’anthropologie filmique : toute observation dépend du poste d’observation. Double aveuglement des émetteurs et des récepteurs.

Le « hors-champ relatif » me semble infiniment révélateur : dans le cadre d’une scénographie de l’image animée, certains éléments sont montrés dans le champ géométrique mais pas dans le champ sensible, comme le profil droit d’un personnage dont on ne montrerait que le gauche (Xavier de France,1989). Le trou n’est plus à l’extérieur de l’image mais bien dans l’image pour le regard du spectateur : montré et caché tout à la fois. Bien sûr les mouvements d’appareil, les longs plans-séquences s’évertueront par leur entrelacs à rendre visible dans une continuité du mouvement ce que masquait un angle de prise de vue en un instant T. Mais ce « hors-champ relatif » me semble pointer irrémédiablement le va-et-vient d’un regard toujours surpris en défaut de sa propre vision.

Dans Les Oiseaux d’Hitchcock, pour la fameuse séquence analysée par Raymond Bellour, quand la fille vient apporter les love birds et que, suspense oblige, le garçon disparaît dans la grange, l’alternance binaire des plans entre le regard de la fille et l’image du garçon présent dans son champ géométrique mais pas toujours dans son champ sensible, obligeait le sémiologue à transformer son opposition pertinente voyant/vu en voyant/non vu, le non vu, pointant justement la présence d’un hors-champ relatif, corollaire de l’intentionnalité du regard aveugle de la fille. Qu’on s’étonne ensuite qu’une mouette l’attaque au visage, au front, pas loin des yeux

A Imagina, le festival de nouvelles images organisé par l’I.N.A., certains nous ont annoncé la fin du cadre, l’obsolescence des champs et hors-champs pour le spectateur : le spectateur ne serait plus devant l’image mais dans l’image. La réalité virtuelle, l’interactivité, les nouvelles images. D’aucuns ont rappelé qu’en tout cas, sans cadre, il n’y aurait plus d’art, tout au plus vile communication. Les choses sont plus complexes : des artistes, déjà, touchent à la virtualité comme à un nouveau matériau offert par les nouvelles technologies. Le problème n’est donc pas le contrôle par l’auteur sur les images qu’il fabrique. Jouer avec la liberté surveillée du surfeur ou du navigateur, on sait faire.

Car la difficulté n’est pas seulement dans l’image, que celle-ci revendique ses bornes ou sa globalisation, elle est dans les taches aveugles et les trous noirs qu’elle recèle inexorablement. Toujours les trous dans l’image et la question de l’aveuglement.

Dans Pierrot le fou, Godard fait lire à Belmondo un extrait de l’Histoire de l’art d’Elie Faure où il est écrit qu’à la fin de sa vie, Vélasquez ne peignait plus les choses mais ce qu’il y a entre les choses. Cet entre-deux fascine et questionne en peinture mais aussi au cinéma. Comment visualiser ces trous ?

Autre exemple. Dans l’histoire du cinéma, la figure du champ/contre-champ s’est imposée comme solution de raccordement dans le filmage d’une communication verbale entre deux personnages. Figure de montage qui raccorde sur la direction des regards les plans respectifs des protagonistes. En fait, leurs regards se croisent dans la coupe, dans l’entre-deux des plans, puisque tout raccord au cinéma est d’abord coupe et segmentation.

Nous sommes confrontés à une esthétique de la communication frontale relevant d’un modèle télégraphique pour reprendre la formule d’Yves Winkin dans La nouvelle Communication. Avec La nouvelle Vague, caméra légère, cameraman d’actualité (Raoul Coutard), et une injonction d’André Bazin : Montage interdit, on ne filme plus -ou plus seulement- en champ/contre-champ deux personnages qui communiquent verbalement. La caméra va et vient entre les personnages, visualisant, métaphorisant cet entre-deux dont on aurait pu penser qu’il n’était que géométrique, que l’expression d’un crime de lèse ellipse dans un système transitif, linéaire, hollywoodien suivant l’expression de Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement. Mais cela prouve que le champ/contre-champ n’est pas seulement une technique de montage, une figure d’un problématique langage audiovisuel, mais une forme relevant d’une esthétique et pour La nouvelle Vague, c’est clair : une position critique sur le cinéma et pourquoi pas sur le modèle de communication incarné dans cette forme. Filmer le trou, tel semble être le mot d’ordre.

Filmer le trou ou boucher le trou ? Telle est la question qui resurgit. Il n’y aurait plus les ringards qui bouchent et les modernes qui creusent. Raccorder par le montage ou faire durer le plan dans une continuité limite, deux façons de se comporter par rapport à la coupe.

Couper et/ou raccorder, voilà la question de l’image-mouvement et de l’image-temps. Surdéterminer la coupe, ou le raccord tel est l’enjeu d’un aveuglement idéologique qui hésite entre le creux et le plein. Faut-il comme le dentiste, creuser plus pour boucher mieux ? Ou pour affirmer son identité « professionnelle », « broadcast », traquer le plus petit trou d’aiguille, le plus petit trou dans cet emploi du temps télévisuel qu’une industrie de programmes attentionnée propose jour et nuit ? Qui n’a jamais parcouru un rapport de chef de chaîne ne connaît pas l’angoisse qui étreint ceux qui veillent pour que nous ne soyons jamais déconnectés !

Pourquoi boucher, pourquoi creuser, comment boucher, comment creuser ? Pas de ringards, pas de modernes. On sait les limites d’une théorie de l’aliénation idéologique : à l’instar des critiques faites à la notion d’aliénation par certains psychanalystes qui rappellent que toute névrose ou toute psychose est une tentative ultime et parfois désespérée pour s’adapter -quand même.

Transformation et visualisation dans les « nouvelles images »

Je voudrais m’attarder sur les images dites nouvelles, car des communications très intéressantes dans ce Collège ont rappelé, l’une en revenant sur les débuts du cinématographe et sur les nouvelles images de 1985 (Sicard, 1994), une autre en jetant un pont entre les clones et les marionnettes, les marionnettes électroniques, que, s’il fallait être à l’affût de l’émergence d’une réelle part de nouveauté, voire d’une possible mutation technologique de la pensée, un devoir de mémoire, d’inertie intellectuelle bien tempérée, nous intimait l’obligation de ne pas prendre pour argent comptant le discours marketing qui les accompagnait.

L’I.N.A., par l’intermédiaire d’Imagina, du Collège iconique et des ateliers de recherche méthodologiques de l’Inathèque, propose des lieux de rencontre et de confrontation autour de ces nouveaux objets.

Dans le sens de ces précédentes interventions, je voudrais réfléchir sur l’homme-caméra et la femme-panthère au travers du film Peeping Tom (Le Voyeur) de Michael Powell et les deux versions de Cat people (La Féline) de Jacques Tourneur et de Paul Schrader.

Monomaniaque des trous, je m’interrogerai sur les problèmes de visualisation dans ces films. Je commencerai par le Cat People de Maurice Tourneur, film phare pour tous les amoureux du genre fantastique. On connaît les louanges faites à ce film auxquelles on pourrait appliquer le mot de Charles Sanders Peirce cité par Erwin Panofsky : « en montrer moins pour en exprimer plus ». En effet, dans ce film à petit budget (fleuron des séries B hollywoodiennes), on ne montre jamais la transformation de l’héroïne en panthère. On voit une femme, on voit une panthère, on ne visualise pas le devenir panthère de cette femme. On admire le comble de l’ellipse poétique, le jeu admirable du hors-champ, puisque pour des raisons à la fois économique et artistique (faire des contraintes les moyens de la création), la transformation n’existe que pour le regard d’un homme (et dans le film, c’est le psychiatre qui en mourra !).

Dans la fameuse scène de la piscine, on ne la verra pas se transformer non plus : un jeu savant des lumières en miroitement sur l’eau et les murs évoquera ce qui n’est pas montré.

Lors de la poursuite dans la rue, pas de visualisation mais ce que Michel Chion appelle un rendu sonore : deux séries de pas, celle de la poursuivie (dans le champ) et celle de la poursuivante (hors-champ). Puis une seule série de pas : la poursuivie, toujours dans le champ, et off, succédant au silence de la poursuivante, feulements et grognements : une transformation sonore et pas visuelle. Morceaux d’anthologie dans toutes les histoires du cinéma fantastique.

Le cinéma fantastique d’aujourd’hui cherche la visualisation, à coup de trucages et de dollars. Et le puriste de pointer la perte en charge poétique et de qualité artistique. J’essaierai de dépasser ce point de vue, en déplaçant mon intérêt sur le recadrage communicationnel dans les stratégies conscientes (fournir de nouveaux produits à l’industrie culturelle cinématographique ou télévisuelle) et inconscientes : la tendance à tout montrer (ou la peur de ne pas tout pouvoir montrer ?), la volonté de s’émanciper du cadre de l’image animée traditionnelle par l’avènement des nouvelles technologies.

Dans le remake de Paul Schrader, le clou du spectacle c’est la transformation de Nastassia Kinski en panthère. Dans cette version de 1981, contemporaine de Alien, de The Thing, etc., pas d’ordinateur ni d’images de synthèse, pas encore de morphing, mais un raffinement extrême sur les effets spéciaux par le maquillage et le filmage des transformations. Est-ce condamnable ontologiquement suivant la formule d’André Bazin ? Dans la dialectique du caché/montré, Schrader à la fois pour des raisons mercantiles et idéologiques a-t-il enfreint une règle de « retenue poétique » ? A-t-il bouché le trou au risque, comme le voyeur par le trou de la serrure, de s’aveugler sur l’essentiel ?

Oui et non. Si l’inconscient ne connaît pas le négatif, les images le connaissent-elles ? On peut dénier mais peut-on nier ? Après tout, et en toute rigueur, Jacques Tourneur lui aussi rend audiovisuellement parlant, mais par le son, la transformation. Bien sûr, à privilégier l’image sur le son comme par un jeu de refoulement, il n’y a pas de visualisation directe mais indirecte : les jeux de lumières, et le rendu sonore. Rendu sonore, rendu visuel, différence à creuser.

C’est surtout une différence quant aux jeux de regard : dans la version n° 1, seul le psychiatre assistera (pour en mourir après avoir enfreint deux règles déontologiques : séduire la patiente et la regarder) à la transformation, et ses yeux seront les nôtres, sans le plan subjectif qui nous permettrait de réellement voir ce qu’il voit.

Dans le deuxième, nous verrons directement mais par un jeu de miroir : Nastassia Kinski se regardant dans la glace de la salle de bain.

Une différence notoire entre les deux versions : à la fin de la version « soft » la femme-panthère meurt sous sa forme panthère. A la fin de la version « hard », elle aura la vie sauve : son amoureux l’enfermera -sous sa forme panthère- dans une cage du zoo où il travaille et viendra la caresser de temps en temps en lui apportant un beau morceau de viande sanguinolent.

Ma proposition est que, si l’on sort du terrain purement artistique, poétique, pour se placer dans un cadre communicationnel -et pas dans le sens de message, mais comme rapport établi par chacun des films au monde qu’il induit-, l’enjeu métaphorique n’est pas du tout le même. Dans le premier -poétiquement correct !-, on intègre le tabou porté sur le regard qui viserait la transformation. D’ailleurs la forme panthère, comme on dirait la forme osirienne d’un pharaon en égyptologie, n’implique pas symboliquement la monstration de la transformation corporelle. On tient à distance les deux pôles qui la constituent : femme et panthère. Remarquons d’ailleurs qu’à la fin des deux films, ce qui est mort ou mis en cage, c’est la forme panthère et pas la forme humaine.

Le second film, et c’est en cela qu’il me semble symptomatique de la tendance des nouvelles images à vouloir tout montrer en s’émancipant du cadre -artistique- au profit d’un autre -communicationnel-, cherche à visualiser, à se familiariser avec ce qui devrait rester invisible. Bien sûr, je l’ai déjà écrit, dans leur forme spectaculaire, ces nouvelles images ont comme mission de renouveler l’intérêt du spectateur en lui proposant toujours de nouveaux produits culturels à consommer. Mais dans le même temps, on ne peut pas ne pas voir qu’elles participent du même mouvement que leurs soeurs de l’imagerie scientifique qui, elles, bénéficient d’un accueil positif comme moyen de connaissance. Voir à l’intérieur du corps, tel est le programme des caméras endoscopiques. Or, la séquence d’autopsie dans le second film de la forme panthère du frère de la féline est claire. Comme dans Alien -mais par une inversion- en ouvrant le corps de la panthère on retrouve un bras humain.

Il me semble qu’il y a donc un bénéfice et un déficit dans chacune des versions. Dans la première, on respecte les règles du jeu artistiques mais aussi archaïquement religieuses -le tabou sur le corps grâce à une ascèse financière imposée. Dans la seconde, on s’autorise l’expérimentation visuelle, mais au prix d’un autre aveuglement sur une métaphorisation impossible parce que l’enjeu de ces trans-formations n’est pas le corps féminin et son sexe troublant, mais le désir d’un homme et d’une femme qui s’articule autour d’un signifiant, le phallus, venant toujours à manquer, et un signifiant introuvable (du moins pour les classiques de la psychanalyse !) comme un trou noir dont on se doute qu’en négatif du négatif, sa positivité signifiante reste à expliciter.

Et à ce titre, la femme panthère n° 2 -dans le genre fantastique-, pas plus que n’importe quel film pornographique dans un autre genre, en approchant la caméra sur les sexes des uns et des autres, ne peut dans le meilleur des cas que pointer l’existence, à côté du sexe brandi, d’une autre réalité dont la visualisation rapprochée prouve que, comme les trous noirs en physique, elle n’a de trou que le nom pour un regard masculin aveuglé par sa hantise de la castration.

Et il est intéressant de noter que tous ces films fantastiques de la fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt dont Alien est l’archétype, intègrent une interrogation sur le corps féminin et sa possibilité de procréer à une époque où l’idéologie et la mythologie associées à l’ordinateur et aux « T.I.C. » butent sur une complexité humaine à la physique et la chimie à la fois extraordinairement sophistiquées et terriblement archaïques.

Le Voyeur -l’homme-caméra- de Michael Powell est à ce titre prémonitoire. Le dispositif insensé mis au point par l’ex-petit ami-empereur de Sissi, Karlheinz Bohm, nous bluffe jusqu’à la fin. Ce n’est point tant la baïonnette dont il chausse un des pieds de sa caméra pour percer ses victimes tout en les filmant qui fait sens, mais, on l’apprend à la fin, c’est le miroir qu’il lui adjoint pour que la femme victime se voit percer et mourir. Et le clou du film projeté, c’est de se filmer soi-même pour filmer sa propre mort, ajoutant en cela au programme du Président Schreber : non seulement être une femme et subir l’accouplement, mais être une femme victime et se voir subir une percée définitive.

 

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas dans ma proposition d’un problème de métaphorisation ergonomique. Ce qui m’importe dans cette contribution, c’est de percevoir quelques remous dans la culture ou dans l’idéologie si l’on préfère, c’est-à-dire dans un certain système de communication, et de remarquer qu’à trop parler de visualisation, on refoule une fois de plus la question du son. Car ces trous dans l’image, qu’on les revendique ou qu’on les dénie, ne doivent pas nous faire oublier que notre monde est peut-être plus une audiosphère (pas vraiment une logosphère) qu’une vidéosphère pour paraphraser en la détournant la médiasphère de Régis Debray. La visite des temples de la consommation culturelle (F.N.A.C., Virgin…) le montre suffisamment où le son dame souvent largement le pion à l’image. Quant à la télévision, si les nouveaux écrans plasma révolutionnent l’ameublement en permettant d’accrocher leurs écrans plats comme un tableau sur le mur, c’est le concept de home cinéma, lié au son (Dolby surround ou T.H.X.), qui est central dans le marketing.

Et si l’aveuglement au cœur de la vision se doublait d’une surdité théorique ? Comme des agnosies visuelles et auditives ? Agnosies idéologiques surtout, éclipses de nos sens qui nous renvoient à cette sorte de courbure de nos lignes de communication visuelle et auditive sur laquelle j’aimerais conclure, et dont les trous noirs de notre pensée sur les médias seraient les révélateurs ?

Conclusion : les trous, ou la part de liberté du spectateur

Le jeu d’esprit, on l’a vu à propos de la physique ou de l’astronomie, permet souvent de se sortir des ornières théoriques. Et faire porter l’accent sur les trous, cela revient d’abord à réfléchir autant sur la matérialité incomplète des images au regard du son que sur la matérialité énigmatique de notre rapport à l’image et aux sons. Et cette matérialité doit se défier d’un vieux matérialisme et scientisme réducteur dont les sciences physiques elles-mêmes se sont émancipées. Rappeler l’existence des trous dans l’image et dans le regard, c’est insister sur l’existence simultanée de pleins et de creux dans l’image en mouvement et dans le temps, donc dépasser toute analyse qui, pour le cinéma ou la télévision, fige sa méthodologie dans un Arrêt sur l’image pour reprendre l’intitulé suspect d’une émission auto-réflexive à l’intérieur de son propre média.

La nouvelle physique des « images » et du regard doit tenir compte de ce mouvement de la lumière qui va des unes à l’autre, que ce soit par projection, comme le cinématographe, ou par un effet de vitrail comme dans l’image cathodique. Et les trous engendrent -au moins métaphoriquement- une courbure dans la trajectoire de la lumière qui unit l’œil à l’écran.

Mais le cinéma et la télévision sont sonores et parlants. Et leurs « images » peuvent être entendues, ce que suggère Michel Chion comme des cribles qui laissent passer des paroles, des musiques et des sons. Car penser les trous comme des refoulés de l’image, c’est aussi, comme je le disais au début de ma communication, penser le son comme refoulé de l’image.

Aux agnosies visuelles et sonores est lié un impensé théorique que je ne fais qu’effleurer dans cette contribution préparatoire à une recherche à venir. Et à côté d’une halte gastronomique et réflexive sur les trous dans le gruyère, certaines plongées documentaires dans des cratères en ébullition peuvent donner le vertige, pour peu qu’on se donne les moyens épistémologiques et esthétiques d’une expérimentation croisée dans ma discipline. Au Collège iconique, nous avons pris le temps et nous continuons à nous octroyer le recul par rapport à la télévision et aux nouvelles images en général. C’est pourquoi je me suis permis de tenter ce qui pourrait apparaître par analogie comme une variation axiomatique dans son mouvement rhapsodique mais qui, pour moi, constitue les coulisses d’une contribution sur la matérialité de l’information et de la communication audiovisuelles.

Bien sûr, il faut accepter une certaine dose de Dialectique négative pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Adorno tout en sachant que la négativité contient sa propre positivité ! Car la relativité d’Einstein, les nombres imaginaires ou l’impressionnisme en peinture, étaient à l’origine, des appellations non contrôlées, le symptôme de la crise qu’ils reflétaient dans leur univers d’origine, si tant est que la forme esthétique est du contenu social sédimenté.

Alors le trou et l’aveuglement m’inspirent un dernier jeu d’esprit, ce paradoxe : Et si toute image, en un certain sens, était faite par des aveugles pour des aveugles, et pas seulement au niveau d’un aveuglement idéologique ? De grands cinéastes étaient borgnes : John Ford, Fritz Lang, Raoul Walsch. Et si, entre ceux qui écarquillent les yeux pour tout englober dans un même regard au nom des nouvelles images et ceux qui n’en finissent pas de déplorer la fin de l’art du cinéma avec la perte du cadre et l’avènement de l’interactivité dont jouent l’idéologie industrielle mais aussi des artistes contemporains, le renouveau des images passait par une nouvelle génération de fabricants aveugles ?

Comme le montre Oliver Sacks dans ses récits cliniques, l’agnosie peut être accueillie favorablement ou non par le patient. Élargir le trou ou le boucher, ne s’opposent pas comme l’envers l’un de l’autre mais comme les deux faces d’un rapport à l’image et au son où la part de liberté du spectateur -mais aussi du chercheur-, cette promesse de liberté, est toujours à reconquérir.

Lire d’autres articles de Marc Hiver

HIVER Marc, « Trou dans l’image et question de l’aveuglement », Articles [En ligne], Web-revue des industries culturelles et numériques, 2012, mis en ligne le 31 août 2012. URL : http://industrie-culturelle.fr/industrie-culturelle/trou-image-aveuglement-marc-hiver/

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